La décharge est un musée, un mémorial des choses humaines mais sans tri, sans sélection, sans hiérarchie. Le musée oppose aux choses qui aspirent à la mémoire collective (à ceux qui veulent se faire valoir par des choses choisies) des règles strictes et complexes, reléguant dans l’oubli et l’invisibilité d’innombrables objets tout aussi significatif de la société humaine. La décharge est un musée mais démocratique : elle récuse discrètement l’aristocratisme orgueilleux et hautain des œuvres qui se croient d’art comme si cela impliquait nécessairement et sans discussion un mépris vertigineux pour toutes les autres œuvres, infiniment nombreuses et variées, qui sont, elles aussi, issues de l’art humain.
C’est afin de bloquer toute circulation entre les deux ordres de choses, œuvres de l’art artistique et œuvres de l’art technique, que la bourgeoisie a inventé et imposé une étanche dichotomie entre art et technique, entre œuvre noble et déchets ignobles. Le musée n’est pas seulement une maison publique pour résidents artistiques de toile et de peinture ou d’autres matériaux : c’est aussi un jardin privé offert à la visibilité publique où la classe dominante vient contempler les objets sélectionnés par les critères qu’elle a elle-même définis. L’œuvre d’art muséifiée est une politique.
En réalité, l’œuvre d’art et les déchets de décharges sont produits par une seule et même technique. L’œuvre d’art est la représentation personnelle d’un morceau de réalité (aussi abstrait soit-il), personnelle, donc déformée, fait à sa main, selon le style reconnaissable de l’artiste. Il en est de même pour un objet d’usage courant, apte à devenir déchet : tout rebut est un objet transformé par l’usage, utilisé et usé, sur lequel l’utilisateur a imprimé des marques personnelles simplement un peu plus invisibles. Si l’on fait abstraction du cadre politique (l’esthétique comme police de l’art, les galeries et musées comme machines à tri) et des discours de légitimation (la philosophie de l’art, l’histoire de l’art ou la critique esthétique comme police de la pensée), il est clair comme le jour qu’il n’y a pas de différence de nature entre œuvre d’art et déchet, entre musée et décharge, mais seulement des différences de degré.
« Plutôt le tas d’ordure que l’œuvre d’art » a dit un célèbre ethnologue en manière de conseil aux apprentis-ethnographes. Si l’on veut comprendre la totalité de la société, pourquoi pas les deux ? Renverser l’étagement n’étend la compréhension que si l’on ne perd pas l’autre extrême : la communication secrète entre les objets aussi nombreux qu’ignobles et les objets autant rares que nobles est l’indice d’une communauté de production.
Déchets et œuvres d’arts sont certes des êtres fabriqués de main d’homme, tantôt pour usage vulgaire (utilisation et macro-marché), tantôt pour usage artistique (contemplation et micro-marché), mais surtout des images dans les deux cas : les uns d’un monde aperçu par un regard présumé souverain (par lequel il s’agit de se laisser subjuguer), les autres d’un monde technique supposé transformer les usagers en micro-souverains locaux. Dans les deux cas, la maîtrise du discours (l’esthétique savante, qui toujours déborde les savoirs et les livres, et la connaissance du mode d’emploi réel, précisément pas seulement celui qui est imprimé) s’efforce d’achever la fabrication d’un point de vue souverain qui compense la dépendance (le mythe de l’incapacité créatrice d’un côté, le mythe de l’impuissance technique sans les machines de l’autre).
Du coté des œuvres d’art, la subjugation esthétique (l’aspect dompte-regard du tableau) est masquée par la contre-pratique du commentaire savant ou littéraire. Du côté des objets techniques « courants », la soumission pratique (l’usage quasi-obligatoire des marchandises machiniques) est dissimulée par l’apparence de confort censé résulter de l’usage quotidien de ses armadas de machines et par un accueil sceptique, voire goguenard. Les discours de l’art créatif et ceux du progrès social parce que technique et marchand visent une seule et même fonction : cacher la domination, en fluidifier l’exercice.
La brocante est un mode mixte (intermédiaire entre le musée et la décharge) mêlant une clique de receleurs qui collectent et revendent des objets anciens, à la limite du déchet, et patinés, c’est-à-dire dont l’usure est une qualité justifiant un certain prix au lieu d’être un défaut. La patine, chimiquement considérée, est un carbonate vert de bronze, qui se forme sur les statues et les médailles de bronze de l’antiquité. Littré précise que le terme désigne aussi une espèce de crasse dont se chargent les vieux tableaux. Cette « saleté » donc, la patine, loin d’être perçu comme un motif de baisse de la valeur des objets patinés, est considérée par l’amateur de brocante comme ce qui précisément lui ajoute de la valeur. La patine est une survaleur, une plus-value.
Cette crasse valorisée est belle parce qu’elle rend visible le passage d’un temps lui-même transformé en honorable ancienneté, en signe de durée, de résistance au temps (la patine n’entame pas l’objet, elle est un dépôt glorieux), de richesses, bref la bimbeloterie bourgeoise et sa prétention au raffinement. Les brocantes sont peuplées de pinces à sucre de canne, de couteaux à petits pois, de cuillères à dessert lacté, de hordes de verres à liqueur, de monceaux de pelles à gâteaux, tout ce fourbis dont les arts de la table, ces « arts du néant » dit Proust dans la Recherche…, firent si longtemps l’exhibition – mais aussi des armadas de meubles, d’assiettes, de miroirs, de coffres, de draps, de chandeliers, etc. L’aristocratie ayant disparu du fait de la révolution, la grande bourgeoisie au pouvoir depuis 1800 a repris les pratiques de distinction de la classe sociale qu’elle a abattue en 1789.
La bimbeloterie des brocantes est un magasin de débris, vénérables parce que bourgeois, recouverts par un alibi esthétique (de « beaux objets »), de façon à masquer la contrainte productive massive (fabriquer et vendre de plus en plus de marchandises afin d’accroître les profits implique de décréter désuètes celles qui doivent être remplacées). Le génie bourgeois consiste à vendre encore une fois des déchets obsolètes recouverts par un signe prisé de ceux qui n’ont pas de passé bourgeois et qui l’admirent.
Jean-Jacques Delfour