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10 septembre 2015 4 10 /09 /septembre /2015 09:22

La décharge est un musée, un mémorial des choses humaines mais sans tri, sans sélection, sans hiérarchie. Le musée oppose aux choses qui aspirent à la mémoire collective (à ceux qui veulent se faire valoir par des choses choisies) des règles strictes et complexes, reléguant dans l’oubli et l’invisibilité d’innombrables objets tout aussi significatif de la société humaine. La décharge est un musée mais démocratique : elle récuse discrètement l’aristocratisme orgueilleux et hautain des œuvres qui se croient d’art comme si cela impliquait nécessairement et sans discussion un mépris vertigineux pour toutes les autres œuvres, infiniment nombreuses et variées, qui sont, elles aussi, issues de l’art humain.

C’est afin de bloquer toute circulation entre les deux ordres de choses, œuvres de l’art artistique et œuvres de l’art technique, que la bourgeoisie a inventé et imposé une étanche dichotomie entre art et technique, entre œuvre noble et déchets ignobles. Le musée n’est pas seulement une maison publique pour résidents artistiques de toile et de peinture ou d’autres matériaux : c’est aussi un jardin privé offert à la visibilité publique où la classe dominante vient contempler les objets sélectionnés par les critères qu’elle a elle-même définis. L’œuvre d’art muséifiée est une politique.

En réalité, l’œuvre d’art et les déchets de décharges sont produits par une seule et même technique. L’œuvre d’art est la représentation personnelle d’un morceau de réalité (aussi abstrait soit-il), personnelle, donc déformée, fait à sa main, selon le style reconnaissable de l’artiste. Il en est de même pour un objet d’usage courant, apte à devenir déchet : tout rebut est un objet transformé par l’usage, utilisé et usé, sur lequel l’utilisateur a imprimé des marques personnelles simplement un peu plus invisibles. Si l’on fait abstraction du cadre politique (l’esthétique comme police de l’art, les galeries et musées comme machines à tri) et des discours de légitimation (la philosophie de l’art, l’histoire de l’art ou la critique esthétique comme police de la pensée), il est clair comme le jour qu’il n’y a pas de différence de nature entre œuvre d’art et déchet, entre musée et décharge, mais seulement des différences de degré.

« Plutôt le tas d’ordure que l’œuvre d’art » a dit un célèbre ethnologue en manière de conseil aux apprentis-ethnographes. Si l’on veut comprendre la totalité de la société, pourquoi pas les deux ? Renverser l’étagement n’étend la compréhension que si l’on ne perd pas l’autre extrême : la communication secrète entre les objets aussi nombreux qu’ignobles et les objets autant rares que nobles est l’indice d’une communauté de production.

Déchets et œuvres d’arts sont certes des êtres fabriqués de main d’homme, tantôt pour usage vulgaire (utilisation et macro-marché), tantôt pour usage artistique (contemplation et micro-marché), mais surtout des images dans les deux cas : les uns d’un monde aperçu par un regard présumé souverain (par lequel il s’agit de se laisser subjuguer), les autres d’un monde technique supposé transformer les usagers en micro-souverains locaux. Dans les deux cas, la maîtrise du discours (l’esthétique savante, qui toujours déborde les savoirs et les livres, et la connaissance du mode d’emploi réel, précisément pas seulement celui qui est imprimé) s’efforce d’achever la fabrication d’un point de vue souverain qui compense la dépendance (le mythe de l’incapacité créatrice d’un côté, le mythe de l’impuissance technique sans les machines de l’autre).

Du coté des œuvres d’art, la subjugation esthétique (l’aspect dompte-regard du tableau) est masquée par la contre-pratique du commentaire savant ou littéraire. Du côté des objets techniques « courants », la soumission pratique (l’usage quasi-obligatoire des marchandises machiniques) est dissimulée par l’apparence de confort censé résulter de l’usage quotidien de ses armadas de machines et par un accueil sceptique, voire goguenard. Les discours de l’art créatif et ceux du progrès social parce que technique et marchand visent une seule et même fonction : cacher la domination, en fluidifier l’exercice.

La brocante est un mode mixte (intermédiaire entre le musée et la décharge) mêlant une clique de receleurs qui collectent et revendent des objets anciens, à la limite du déchet, et patinés, c’est-à-dire dont l’usure est une qualité justifiant un certain prix au lieu d’être un défaut. La patine, chimiquement considérée, est un carbonate vert de bronze, qui se forme sur les statues et les médailles de bronze de l’antiquité. Littré précise que le terme désigne aussi une espèce de crasse dont se chargent les vieux tableaux. Cette « saleté » donc, la patine, loin d’être perçu comme un motif de baisse de la valeur des objets patinés, est considérée par l’amateur de brocante comme ce qui précisément lui ajoute de la valeur. La patine est une survaleur, une plus-value.

Cette crasse valorisée est belle parce qu’elle rend visible le passage d’un temps lui-même transformé en honorable ancienneté, en signe de durée, de résistance au temps (la patine n’entame pas l’objet, elle est un dépôt glorieux), de richesses, bref la bimbeloterie bourgeoise et sa prétention au raffinement. Les brocantes sont peuplées de pinces à sucre de canne, de couteaux à petits pois, de cuillères à dessert lacté, de hordes de verres à liqueur, de monceaux de pelles à gâteaux, tout ce fourbis dont les arts de la table, ces « arts du néant » dit Proust dans la Recherche…, firent si longtemps l’exhibition – mais aussi des armadas de meubles, d’assiettes, de miroirs, de coffres, de draps, de chandeliers, etc. L’aristocratie ayant disparu du fait de la révolution, la grande bourgeoisie au pouvoir depuis 1800 a repris les pratiques de distinction de la classe sociale qu’elle a abattue en 1789.

La bimbeloterie des brocantes est un magasin de débris, vénérables parce que bourgeois, recouverts par un alibi esthétique (de « beaux objets »), de façon à masquer la contrainte productive massive (fabriquer et vendre de plus en plus de marchandises afin d’accroître les profits implique de décréter désuètes celles qui doivent être remplacées). Le génie bourgeois consiste à vendre encore une fois des déchets obsolètes recouverts par un signe prisé de ceux qui n’ont pas de passé bourgeois et qui l’admirent.

Jean-Jacques Delfour

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9 septembre 2015 3 09 /09 /septembre /2015 23:17

Le spectacle de Livane, selon une ambiguïté délicieuse, propose trois formes en une seule : un personnage de jeune femme un peu bébête qui perçoit le public comme semblable à elle, un peu une gentille « cruche », une chanteuse faisant un très beau récital de « vraies » chansons avec une voix parfaite, enfin une auteure compositrice interprète écrivant des textes poétiques, drôles, émouvants. Le plaisir du spectateur navigue entre un théâtre comique, le récital chansonné et la joie si douce d’écouter de la belle littérature.

Il est vrai que Livane a d’abord été comédienne. Ici, elle joue un personnage qui raconte sa vie et, malgré une sorte de bêtise en pointillé, produit de très belles chansons, fines et subtiles. D’où un contraste entre le personnage de comédie, régime spectatoriel qui admet voire prescrit le grossissement du trait, et l’âme subtile, sensible, à l’humour ravageur, dessinée dans les textes des chansons. Accoutumance ou réinterprétation à partir de l’hypothèse de l’autodérision, le plaisir du spectateur n’est pas embarrassé par cette fluctuation. Rien n’empêche de tenir côte à côte le régime théâtral et le régime de la chanson, sans trancher l’alternative : ou bien les chansons sont des moments de la vie d’un personnage inventé et joué, ou bien le personnage joué est juste chargé de faire les sutures entre les chansons successives. Ce qui crée, dans les deux cas, une belle alternance affective : le rire franc et l’émotion fraîche se succèdent, lissés par la très belle voix entière, fluide, cristalline et chaude à la fois, parfaitement posée et tenue, tout le long du récital.

La beauté aérienne et splendide de la chanteuse joue aussi un rôle important. La beauté désigne la femme au désir, risque Bataille dans L’érotisme. À moins que ce soit le désir qui produise la beauté. Livane est une déesse, descendue de l’empyrée, muni de cithares et de boites à musique, venue nous charmer, tissant un petit cosmos merveilleux, poétique, léger et doux. Elle ne s’appuie pas sur sa beauté physique – un visage tout de grâce –, car elle peut se malmener elle-même si la chanson ou le spectacle l’exige. C’est sa force : un humour oscillant entre férocité et tendresse, suscitant cette joie que l’on éprouve devant le spectacle de l’humanité en déroute luttant avec des moyens aussi dérisoires que familiers, c’est-à-dire chacun d’entre nous. Je m’auto-saoule est un bon exemple de cet humour tendre et si vrai : https://soundcloud.com/livane-1. C’est parce qu’elle propose un regard universel sur la condition humaine que ses chansons sont si rassurantes, mais c’est aussi parce qu’elle esquisse un art des paradoxes qu’elle a une singularité d’artiste. Bêtise mais subtilité, effondrement mais joyeux, fantaisie sérieuse de celles qui savent que la vie sociale est un vaste carnaval et qu’il est quand même possible de ne pas sombrer dans la tristesse. De l’humour comme médecine. Telle est Livane.

Jean-Jacques Delfour

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26 août 2015 3 26 /08 /août /2015 11:52

Un spectacle psychothérapeutique punk ?

« Familles, je vous hais » disait Gide. La devise de ce spectacle pourrait être : « Familles : j’aime vous détester ». Les familles désignent l’ordre social répressif, normalisateur, moralisant, castrateur. Le pluriel dessine un système, une armée, des collusions, des alliés, un projet, voire un programme. L’art, le théâtre en particulier, doit illustrer le bonheur familial (ou, à tout le moins, s’abstenir de lui nuire) et rester bien sagement entre quatre murs. Alixem se déchaine contre ce monde clos et étouffant, tenu pour toujours actif.

Voir et lire la suite sur L'Insatiable - Cassandre.

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25 août 2015 2 25 /08 /août /2015 18:12

Le titre suggère un spectacle crépusculaire, incertain[1]. Le texte, joué par les trois comédiens attentifs à la continuité, évoque l’immersion insidieuse dans l’inertie de la vie quotidienne domestique et son refus imaginaire explosif. L’impression de paradoxe tient à ce contraste entre un texte très subjectif, intérieur, monologique, et le parcours urbain, bagnolique (un gros camion), extérieur, poly-optique.

La suite est lisible sur le site de L'Insatiable.

Jean-Jacques Delfour

[1] Crépuscule vient de « creperus » : incertain, douteux. Le mot « crépuscule » est aussi abusivement employé pour désigner la lumière qui précède le lever du soleil.

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25 août 2015 2 25 /08 /août /2015 11:32

Artonik : The color of time. Colonialisme refoulé et arts de la rue

Ce spectacle s’inspire de la fête religieuse « Holi », une sorte de carnaval indien, un sacre du printemps. S’inspirer est un euphémisme pour désigner une opération qui oscille entre le pillage et la destruction. L’anthropologue Jack Goody, mort tout récemment (16 juillet 2015), publia un livre révolutionnaire : Le Vol de l’histoire. Comment l'Europe a imposé le récit de son passé au reste du monde (Gallimard, 2010). Il montre, preuves à l’appui, comment l’Europe a pillé les autres civilisations et a maquillé ces vols multiples et séculaires en une opération inverse : l’apport de la civilisation, c’est-à-dire le travestissement du pillage en invention. Le colonialisme a été le contexte politique de ce grand mensonge.

(...)

La suite sur L'Insatiable.

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24 août 2015 1 24 /08 /août /2015 23:11

Actualité d’une antiquité

La démocratie est une invention grecque et antique. Elle avait trois principes : l’isonomia (chaque citoyen est soumis aux mêmes règles), l’isegoria (le même droit de parole) et la parrhesia (la franchise ou la liberté de parole, condition des débats contradictoires). L’Assemblée des citoyens se réunissait en moyenne quarante fois par an, une journée entière, du lever du soleil au coucher. La démocratie est un spectacle participatif, sur l’agora, c’est-à-dire sur la place publique. La démocratie, à l’origine, c’est du théâtre de rue. Il fut lourd de sens de la faire entrer dans des murs.

(...)

La suite sur L'Insatiable.

Jean-Jacques Delfour

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21 août 2015 5 21 /08 /août /2015 19:26

Du vitriol sur l’idéalisme de l’amour

La matrice de ce spectacle est donnée par le contraste entre le christ et le gag de l’homme qui ne parvient pas à mourir. L’image vivante du christ convoque une puissante iconographie, solennelle, saisissante et, par son langage fleuri et drôle, la destitue par le côté cabotinage, voire racoleur. Les clefs sont posées : des objets sacrés (tous en lien avec la question de l’amour) et la mise en lumière de leur séduction, c’est-à-dire de leur mensonge.

(...)

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Jean-Jacques Delfour

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20 août 2015 4 20 /08 /août /2015 17:44

Une installation "jolie"?

La flamme n’est un feu que par abus de rhétorique : la flamme est en effet un mélange gazeux, en combustion, issu d’une matière qui brûle. D’ailleurs, le feu est synonyme d’incendie : il peut être violent, purificateur ou dévastateur. Il est la destruction d’une chose, sa réduction en cendres, tandis que la flamme est croissance, impétuosité, positivité. Carabosse ne répand pas le feu mais montre des flammes. La matière qui brûle est à peu près tout le temps dissimulée dans des pots, des vasques, des boules, etc. Ce sont bien des flammes qui sont le véritable sujet de ces spectacles.

(...)

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Jean-Jacques Delfour

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20 août 2015 4 20 /08 /août /2015 15:36

Un lent enfoncement parodique dans l’idéologie du new age.

Dans les années soixante, en réaction au démarrage de l’âge atomique, indéfiniment destructeur, des groupes que l’on a pu rassembler dans la mouvance hippie (le terme est attesté depuis 1953), engendrèrent un courant idéologique, écologiste, anti-militariste, anti-capitaliste, individualiste mais aussi communautaire, habité par la croyance selon laquelle chacun, en puisant dans son naturel, en se connectant au cosmos ou aux plantes, par des techniques empruntées à l’orient ou inventées, peut reprendre en main une partie de sa vie. L’angoisse de la guerre froide, amplifiée par la guerre nucléaire aux vivants, discrètement maquillée en « essais », a généré des défenses réactionnelles mêlant techniques et mythologies.

(...)

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Jean-Jacques Delfour

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20 août 2015 4 20 /08 /août /2015 13:07

Muralisme et théâtre de rue

Cette proposition est multiple : la fabrication même comme spectacle, l’angoisse de l’artiste aux moments de l’acte créatif, la conversion du spectateur consommateur en regardeur affûté et subtil, l’écoute de beaux textes servis par de très belles voix, l’esthétisation politique de l’espace urbain qui en résulte.

(...)

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Jean-Jacques Delfour

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