L’avion a une histoire initiale entièrement militaire. Si les amateurs sont d’abord dispersés et isolés, l’aviation n’a trouvé les moyens scientifiques et financiers de se développer que parce que la guerre a discerné dans l’avion une machine à tuer jugée particulièrement efficace.
Aussi, dès la conception initiale, la question de la sécurité a été écartée. Pourquoi en effet, alors que des millions d’hommes, au sol, étaient assassinés en masse simplement en marchant dans les zones de pilonnage des artilleries machiniques de 14-18, pourquoi donc se serait-on soucié de protéger les pilotes d’avions considérés comme des soldats ? Donc l’avion fut développé en considérant la mort de ses occupants comme une donnée irréversible, inéluctable, indiscutable. Le pli une fois pris, c’est-à-dire l’acceptation de la mort comme une conséquence possible et normale de l’usage de ces machines, les ingénieurs, c’est-à-dire au-dessus d’eux les capitalistes qui entendent rentabiliser le commerce du transport en avion, se sont souciés de performance, de vitesse, de puissance, bref de l’accroissement de l’excitation technique et des retours sur investissement. La sécurité des personnes ne devait jamais devenir un impératif inconditionnel.
La philosophie kantienne a proposé une distinction entre impératif hypothétique et impératif catégorique. Les commandements ou les devoirs qui supposent une autre volonté sont les plus nombreux : si je veux empoisonner ma belle-mère (a), je dois vouloir trouver un bon pharmacien (b). Ce dernier devoir dépend du premier : il est hypothétique. Sont de ce type tous les devoirs qui visent un autre but : étudier afin d’obtenir un diplôme, être compétent pour être embauché, être salarié pour assurer sa vie matérielle, être en bonne santé pour des loisirs, se marier pour garantir la disponibilité d’une partenaire sexuelle, etc.
Est donc hypothétique tout devoir (b) qui, primo, n’a lieu que si un autre devoir (a) l’a précédé et, secundo, qui cesse dès que cet autre devoir (a) cesse lui-même. Est catégorique en revanche tout devoir qui s’impose quelles que soient les circonstances, c’est-à-dire qui n’a pas besoin d’un autre vouloir pour s’imposer moralement. Kant affirme qu’un tel impératif existe : traiter en soi comme en tout autre l’humanité jamais seulement comme moyen, toujours en même temps comme fin. L’homme, dit-il, est une fin en soi et ne peut jamais être seulement un moyen pour une autre fin.
À quel genre de devoir appartient l’impératif de sécurité ? De fait, à un devoir résolument hypothétique. La preuve en est aisée. Si un accident survient dans un avion en cours de vol et si l’accident est tel que l’avion est perdu, la cargaison humaine est aussitôt considérée comme perdue. Autrement dit, on se soucie de la sécurité des passagers (b) seulement pour autant que l’avion peut être sauvé (a). S’il ne l’est plus, le souci de sécurité n’a plus d’objet. Dans le temps qui reste avant que l’avion s’écrase, rien n’est prévu pour faire sortir les passagers et tenter de les sauver.
Le concepteur d’avion ne doit se préoccuper de la sécurité (b) que si et seulement si l’avion fonctionne toujours (a). Dès que l’avion est en état d’être perdu, la sécurité cesse ipso facto d’être une préoccupation obligatoire (or non a, donc non b).
On pourrait très bien considérer la sécurité comme un impératif catégorique qui ne cesse pas malgré la destruction prévisible de l’avion. À l’ingénieur de trouver les dispositifs techniques qui permettraient de faire sortir les passagers hors de l’avion sains et saufs avant le contact avec le sol. Techniquement, tout finit par devenir possible. Encore faut-il s’en donner non pas les moyens intellectuels mais surtout les conditions morales. Le débat n’est pas technique mais exclusivement éthique : veut-on ou non que la sécurité des personnes soit plus importante que la sauvegarde des machines ? Veut-on ou non que la valeur de la vie humaine soit plus grande que la valeur du profit ?
Celui qui déclare : « on ne peut pas le faire, c’est trop compliqué », signifie en réalité, sous l’apparence d’un jugement rationnel technique, un interdit moral : si l’avion ne peut être récupéré, on ne doit plus se soucier de ce qu’il contient. Le contenu (les êtres humains) n’a de valeur que tant que le contenant (l’avion) existe. Ou encore : « il est interdit de tenir pour détenteur d’une valeur morale quelconque le passager d’un avion qui est sur le point d’être détruit » ; ou bien « il ne faut pas s’inquiéter du fait que la valeur morale d’un passager d’avion devienne nulle dès lors que l’avion perde sa valeur marchande du fait d’un accident ».
L’A 380 passe pour un avion ultra-moderne. Ce n’est qu’un argument de vente, c’est-à-dire un mensonge. Une vraie révolution aurait été de considérer l’accident maximal, c’est-à-dire l’écrasement de l’avion, quelles qu’en soient les causes, et d’inventer un avion qui sauve tous ses passagers quelles que soient les circonstances ; un avion dont les concepteurs auraient pensé à la survie des passagers même après sa destruction. Un avion tel qu’on aurait considéré la sécurité des personnes comme un impératif catégorique. Un avion moral. C’est-à-dire un « être biotechnique ».
Pourquoi le Titanic a-t-il tué autant de passagers ? Ce moyen de transport était bien équipé de dispositifs permettant de quitter le navire en cas de danger : des chaloupes. La sécurité y avait été prise au sérieux, en raison de la stabilité et de l’ancienneté de l’expérience de la navigation en mer. La cause de la mort des passagers tient à l’insuffisance du nombre de chaloupes : celles-ci encombraient les ponts supérieurs sur lesquels les riches clients devaient pouvoir se promener et admirer l’océan, les nuages, le soleil, les oiseaux. La sécurité est tellement un impératif hypothétique, secondaire, qu’elle peut disparaître derrière un autre devoir, celui de fournir un spectacle aux passagers, spectacle dont la contemplation crée les conditions pour leur mort en cas de naufrage du navire ! Le navire pourvu de chaloupes a toujours été un objet biotechnique : c’est la modernité avide, accélératrice et aveugle qui l’a transformé en engin de mort apparemment involontaire.
Le même raisonnement concerne les bagnoles automobilistiques. Elles existent depuis 1895 mais le souci de la sécurité n’a émergé que dans les années 1970 et les techniques de protection des personnes sont encore rudimentaires. Les machines nucléaires n’ont pas été conçues en intégrant le risque maximal, celui du percement des cuves des réacteurs suite à une panne du circuit de refroidissement. Les concepteurs ont agis de telle sorte que, si une centrale nucléaire est perdue (détruite), tout l’environnement humain et naturel qui l’entoure, sur des milliers de kilomètres, est lui aussi perdu et qu’il n’y a pas lieu de s’en émouvoir.
Partout, et c’est le grand bouleversement de la modernité, la sécurité des personnes est un impératif hypothétique dépendant d’un autre impératif, relativement catégorique celui-là, et qui protège les machines, les innovations technologiques et ceux qui en profitent.
En outre, aucune de ces technologies n’a été pensée relativement aux nuisances environnementales. Avion, bagnole, centrale nucléaire, etc., sont des objets conçus sans monde. L’environnement de ces machines est dépourvu d’êtres vivants. Si les êtres naturels ne sont recouverts par aucune protection, sauf à être convertis en marchandises, c’est d’abord parce que les êtres humains ne sont protégés que si les machines (elles aussi des marchandises) sont rentables. Dès que, pour une raison quelconque, elles cessent de l’être, aussitôt les êtres humains qui s’y trouvent ou qui sont concernés perdent toute valeur. La nature est sans aucune valeur propre précisément parce que quelques êtres naturels choisis ont un prix (c’est-à-dire le profit calculable que l’on pourra en tirer) nécessairement variable. Mais il en est de même pour les êtres humains.
C’est donc l’objet technologique, dont l’usage coïncide avec sa faculté de produire des profits, qui détermine la valeur des êtres humains selon leur rapport de rentabilité à l’objet. Tant que l’avion fonctionne, les passagers ont une valeur (ils ont payé leur billet et ils peuvent en acheter d’autres) ; dès que l’avion perd sa rentabilité, les passagers n’en ont plus aucune, sauf négative, ce qui signifie qu’ils redeviennent rentables, donc porteur de valeur, si un autre dispositif (par exemple assurantiel) peut tirer profit des cadavres ainsi produits. Mais là encore, les personnes n’ont pas de valeur par elle-même mais seulement si une autre technologie leur en accorde une. Donc les humains n’ont aucune valeur (axia en grec) intrinsèque et elle dépend uniquement de la manière dont l’objet technique (une machine sophistiquée, un montage juridico-financier) la crée, l’accroît, la diminue, l’invente ou l’annihile. La technique a une fonction axiologique.
La Déclaration de 1948 qui affirme que les êtres humains ont par nature une valeur absolue, c’est-à-dire sont l’objet d’un devoir catégorique, formule un vœu qui ne concerne pas seulement la barbarie nazie. La réalité des sociétés modernes, fascistes au sens large ou libérales, est telle que l’axiologie technologique et l’axiologie capitaliste domine largement l’axiologie morale. Cette alliance entre technologie et capitalisme contre la morale tient au fait que le capitalisme implique de poser le profit comme la valeur suprême et que la technologie a été le moyen réel de produire cette suprématie.
Cependant, chacun admet avec difficulté que l’affirmation si solennelle de droits-créances naturels soit un simple souhait et que la valeur de l’être humain soit de fait si variable. D’où la multiplication de simulacres de sécurité et le développement de l’idéologie du risque, c’est-à-dire de sa calculabilité : la réduction de la sécurité à quelques consignes et à une probabilité tend à rendre crédible le souci humaniste et, dans le même mouvement, invisible son oubli dans la réalité des pratiques.