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19 août 2015 3 19 /08 /août /2015 01:00

Tombeau pour les millions de soldats.

Les grands massacres de 14-18 hantent les mémoires, les villages et les corps. Depuis un siècle, l’effort interminable de transmuter ces champs de mort en chants de gloire, de convertir la chair à canon en frisson pour la Nation, ne cesse de buter sur le scandale absolu de ces mises à mort. La controverse des historiens, l’alternative « sacrifice accepté » versus « massacre contraint », ne donne aucune indication quant à la manière de penser – de vivre avec – le gigantisme de la mort guerrière qui ne semble jamais cesser de croître (Deuxième guerre mondiale, Guerre froide, Guerre des essais nucléaires, guerres conventionnelles, guerre des drones ou des robots) ni d’en apprécier la portée politique.

Formant le personnel politique majoritaire de la 3e République, la bourgeoisie n’eut guère de scrupule, après 1848 et 1871, à envoyer mourir par millions tous ceux qui, paysans, ouvriers ou artisans, pouvaient lui résister politiquement. 14-18 a été, pour elle, une occasion inespérée pour affaiblir ses ennemis de classe.

Le caractère irreprésentable de cette violence gigantesque (une rupture radicale dans le pacte politique fondamental) favorise les allégories lesquelles suppose un corps-support et une symbolique, un corps de chair et du texte, du senti et du sens.

C’est pourquoi Patrice de Bénédetti est ici un personnage de son propre spectacle. Danseur (c’est-à-dire un corps chorégraphique vivant et libre), fils de militaire (c’est-à-dire un corps mécanique, une machine à tuer vivante), il vit depuis l’enfance entouré de corps allégoriques : le militaire est un appareil à défendre la Nation (c’est-à-dire en réalité la classe qui en a la maîtrise politique réelle) et les corps des enfants sont des supports éducatifs nationalisables de multiples façons. Adolescent, il se demandait quel régiment intégrer ; puis il devint danseur, c’est-à-dire l’anti-armée, la négation pure et simple du corps-machine militaire. Mais la chorégraphie était aussi le pendant esthétique de la révolte politique de son père militaire devenu historien des opprimés.

Les allégories sont lisibles : l’homme claudiquant est aussi bien l’image du Soldat inconnu mutilé qu’une figure de la mort personnifiée. Le danseur, vif, bondissant, exprime la lutte des vivants contre la mort machinique de la guerre et contre l’effroi. C’est à peine si l’on suit le mouvement, tant l’esprit est à l’écoute d’une belle lettre au père, lui-même symbole de tous les fils et les pères tués par la guerre, à commencer par Jaurès. Un spectacle émouvant qui s’adosse à cent ans de construction sociale de l’horreur sublimée et se pose, retournant les procédés d’idéalisation, contre la tendance à banaliser les charniers géants fabriqués à coup de bombes par millions. Louis Barthas, dans ses fameux Carnets de guerre, indique, pour la bataille d’Artois, le seul 5 juin 1915, cinq cents mille obus.

Jean-Jacques Delfour

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19 août 2015 3 19 /08 /août /2015 00:48

Le grotesque comme révélateur.

La vraie fonction, invisible, de la cérémonie de l’enterrement est en réalité celle-ci : comment se débarrasser du mort ? Comment se délivrer des affects pénibles ? La tombe cherche autant à éterniser qu’à empêcher le mort de hanter les vivants (le sarcophage est, littéralement, « mangeur de chair », la crémation peut produire la certitude que le mort est tout à fait mort). Ici, sous l’apparence de l’excès, sous l’optique déformée de la notion de transgression, le spectateur peut apercevoir précisément ce qu’il s’agit toujours, dans les formes policées et dites « réelles », d’éviter de voir : la liquidation des morts pour laisser en paix les vivants. Et cet effet de vérité, si typique du théâtre de rue, est d’autant plus efficace que l’action avance, irrésistiblement, comme dans un film d’action ou comme dans les tragédies classiques.

Sous la forme parfaitement rodée du grotesque quotidien, ce spectacle est aussi ciselé qu’il semble chaotique. L’impression de désordre tient à l’aspect transgressif de bien des scènes qu’il est impossible de décrire mais qui constitue une signature, maintenant classique, du théâtre de rue. Mais cet effet de provocation est efficace parce que, du fait des comédiens régulièrement outranciers et de la mise en scène vive et limpide, une fluidité constante et un rythme soutenu font paraître naturel ce qui est très construit.

Que l’on songe par exemple à l’échelle des fessiers, un gag hilarant qui a lieu plutôt au début. Le fait qu’il s’inscrive dans la continuité de la scène globale (le rassemblement des proches de la disparue) tient à une précision à la seconde (quatre comédiens en même temps dans la même action, sur un micro-espace instable !). Les autres gags, à base de fluides corporels, sont eux aussi réglés au quart de tour. L’effet hybride, mélange de technique et de nature, suscite comme une sorte de tournis mental : l’esprit balance entre l’admiration pour le travail si bien fait et l’abandon au rire qui implique, en tant qu’émotion forte, une neutralisation des opérations cognitives de jugement.

Grotesque signifie ridicule, bizarre, extravagant. Mais le grotesque suppose une forme de référence qui assure la fonction de contraste. L’enterrement « normal » est un événement social très codifié : il faut atténuer le trouble provoqué par le constat de la mort humaine, il faut contrôler les effets hystériques (un mélange de souffrance et de contentement) et faire bonne figure auprès des « autres », enfin raffermir l’institution familiale, ou en limiter l’érosion. Ce qui suppose des dispositifs de censure. Ce spectacle met en péril toutes ces fonctions de l’enterrement en levant ces censures, en particulier verbales. Les personnages disent tout haut ce qu’ils pensent aussi tout bas : d’où le déchaînement pulsionnel quasi-continuel. Dans l’enterrement normal, tout est fait pour mettre en ordre les soulèvements pulsionnels, les métaboliser, les transformer, les solidifier, bref les contrôler.

Jean-Jacques Delfour

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10 août 2015 1 10 /08 /août /2015 15:53

Hiroshima est le commencement d’une nouvelle ère, habituellement masquée par l’ère thermo-industrielle : l’âge atomique. Ce qu’est cet âge est encore loin d’être clair, tant les transformations du monde de la vie en monde-de-la-survie sont profondes, irrémédiables et permanentes, mais en partie invisibles, à l’instar de l’invisibilité de la radioactivité. Hiroshima est partout (Gunther Anders, 1982) et tout le temps. Hiroshima est l’invention de l’être humain exterminable à coup de radiations atomiques, la seule figure réellement universelle.

D’après la synthèse d’Howard Zinn parue en 2011, il est historiquement établi que, au mois de juin 1945, les Japonais avait clairement fait des offres de reddition (conditionnée par le maintien de l’empereur) et que Truman a ignoré ces offres afin, très probablement, d’essayer les deux bombes sur Hiroshima et Nagasaki (l’une à l’uranium, l’autre au plutonium), dans l’optique d’impressionner aussi bien leurs alliés que leurs ennemis, en particulier les Soviétiques. Loin de terminer la deuxième Guerre mondiale, Hiroshima inaugurait la guerre nucléaire cachée derrière la Guerre froide et une autre guerre dont on parle encore moins : la guerre radioactive perpétuelle sans auteur.

Ce bombardement monstrueux, crime de guerre, voire crime contre l’humanité, a été rendu acceptable par l’opinion publique américaine au moyen d’une campagne de déshumanisation des Japonais et de l’internement sans procès des Nippo-Américains vivants aux États-Unis (décret 9066 de février 1942) décrit par Michi Weglyn, Years of Infamy (1976). La bombe atomique, utilisée sur des populations civiles, assassinait en même temps l’humanité des agresseurs, en détruisant la justice, jamais tout à fait gelée par la guerre (si l’ennemi peut perdre toute dignité en raison de crimes abominables, comme l’extermination nazie des Juifs d’Europe, la guerre contre lui se justifie précisément par la référence à un idéal de justice qui ne doit pas être démenti par les faits). Or la bombe atomique n’explose pas seulement sur les villes, volatilisant les corps : elle « explose aussi dans les esprits », selon l’expression de la journaliste Anne Mc-Cormick dans le New York Times du 8 août 1945. En concevant puis en utilisant la bombe atomique, la démocratie américaine devenait ipso facto une barbarie et une dictature, tentant de dissimuler, dès le début (cf. l’action du général Groves, chef du Manhattan project), la violence démentielle des armes atomiques, les injections de plutonium à des cobayes humains (l’opération Human Products, bien documentée depuis l’enquête de Eileen Welsome, 1999), les contaminations massives, etc.

Ce devenir dictature ne dépend pas de décisions politiques. La bombe atomique est, de fait, une machine génocidaire, exterminatrice. Elle transforme le fondement de la légitimité du pouvoir politique. Le contrat politique fondamental est conservateur : il pose la vie des êtres humains comme finalité absolue. Les États démocratiques à bombe atomique sont transformés en dictature car aucun peuple ne peut approuver sa propre destruction par l’État qui a pour fonction d’assurer la sécurité, c’est-à-dire la conservation du peuple en vie et celle des conditions naturelles et sociotechniques de cette vie.

C’est pourquoi les États nucléaires ont imposé la bombe atomique à leur peuple, soit par la force, soit par la ruse (Sezin Topçu, La France nucléaire, 2013). En France, en 1952, le parlement est consulté sur l’opportunité de financer la recherche sur l’énergie nucléaire pacifique, avec la garantie ferme que rien ne sera fait en direction de la bombe atomique. Aucun débat effectif sur la bombe et le fait, bien établi par Gabrielle Hecht (1998), que les premiers réacteurs de recherche, G1-G3, construits par le CEA, écartaient, contrairement à l’engagement du gouvernement en 52, tout ce qui aurait pu ralentir la production de plutonium militaire, en particulier les contraintes propres à la production d’énergie électrique.

On objectera qu’il n’y a pas eu de guerre nucléaire et que la dissuasion est un fait. Certes, il n’y a pas eu de guerre nucléaire massive, celle à morts directes de centaines de millions d’êtres humains. Mais il y eut bien une autre guerre nucléaire, qui a duré plusieurs décennies : celle des « essais » – ce sont des explosions nucléaires réelles – qui se comptent par milliers, qui explosent chez soi (colonies comprises) et pas chez l’ennemi, qui ont contaminé le monde entier par une radioactivité durant des centaines de milliers d’années, et qui faisaient partie de la « dissuasion » (persuasion de ne pas faire). La dissuasion nucléaire serait un gag si elle n’était pas si violente : chaque État nucléaire fait exploser des bombes atomiques par centaines chez soi afin de ne pas faire exploser ces mêmes bombes chez l’ennemi et afin de persuader l’ennemi de faire de même. Comme la radioactivité ignore les frontières, chaque « essai » nucléaire pollue le monde entier. Mais les gouvernements et leurs experts nient cette pollution : un « essai » n’a pas vraiment lieu, il est un acte de la guerre psychologique, donc « inoffensif ».

Hiroshima est partout parce que la guerre nucléaire globale directe est toujours possible, parce que la guerre nucléaire globale indirecte (les « essais ») a bien eu lieu. Hiroshima est tout le temps parce que la radioactivité artificielle, inventée par la technique (il n’y a pas de plutonium dans la nature), disséminée massivement, est là pour une durée si colossale qu’elle déjoue toutes les prévisions humaines. Alice Stewart, 1956, ayant montré la nocivité des rayonnements ionisants même à dose infinitésimale, il n’y a pas de seuil de toxicité.

La guerre nucléaire réelle des « essais » fait l’objet d’un déni massif mais pour une autre raison : dissimuler la radioactivité « rentable », celle de la production électrogène. Si, au départ, les réacteurs nucléaires étaient destinés à la production de plutonium militaire, l’exploitation capitaliste et le projet de « moderniser » l’industrie et la société ont pris le relai dans la dissémination de la radioactivité. Chaque centrale nucléaire dispose d’une autorisation administrative de pollution radioactive (qu’elle contrôle elle-même). Les catastrophes nucléaires, Tchernobyl, Fukushima, etc., sont toujours en cours et sans aucune solution : personne ne sait arrêter la radioactivité artificielle, personne ne sait que faire des déchets, personne ne sait filtrer l’océan ni l’atmosphère. La décontamination est une fable. Démanteler une centrale nucléaire se ramène à déplacer, enrober, enfouir (Christine Bergé, 2010). Chaque réacteur nucléaire peut, à la suite d’une panne sérieuse du circuit de refroidissement, erreur humaine (probable par le recours systématique à la sous-traitance), attentat (drone ?), défaillance d’une pièce usée, intempéries, polluer la moitié du globe terrestre pendant plus de cent mille ans.

Aujourd’hui, des millions d’êtres humains vivent dans des zones très contaminées, au Japon, en Europe. Certaines zones du parc de Mercantour, polluées par Tchernobyl, ont un tel niveau de radioactivité qu’elles devraient être traitées comme des déchets nucléaires à mettre en fûts.

La radioactivité, disséminée par les bombes atomiques et les centrales nucléaires, transforme de fait la planète en une immense poubelle, convertissant toutes choses en déchets contaminés. Telle est l’insupportable vérité de l’âge atomique qui a démarré avec Hiroshima.

Jean-Jacques Delfour, professeur de philosophie, ancien élève de l’École Normale Supérieure. Dernier livre paru : La condition nucléaire. Réflexions sur la situation atomique de l’humanité, Montreuil, L’Échappée, 2014.

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2 juillet 2015 4 02 /07 /juillet /2015 13:51

Vu au Bijou le 20 mai 2015.

 

Cette proposition conjugue agréablement la forme séculaire du spectacle potache et transgressif, une ambiance de cabaret et des numéros de music-hall formant une promenade dans la chanson de cinéma, enfin un éloge de l’amateurisme.

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Cette dernière notion est souvent employée afin de disqualifier : l’amateur n’est pas habilité. Ceux qui détiennent le pouvoir symbolique du jugement le tolèrent mais en le mesurant, toujours pour le rabaisser, à l’aune des professionnels lesquels, en art comme en politique, se gardent bien de ne jamais remettre en cause une notion par laquelle ils assurent la dépossession du plus grand nombre à l’égard de l’art comme de la politique. Ces « autorisés » oublient – ou font la mine d’oublier – que leur production, des œuvres d’art ou des actes politiques, ne serait pas même perceptible si tous les autres n’avaient une connaissance assez intime des arts et de la politique. Ils oublient aussi qu’ils sont d’anciens amateurs. Sans amoureux (au sens d’amateurs) de l’art ou de la politique, les œuvres d’art et les actes politiques seraient socialement inexistants.

L’amateurisme est aussi une contestation douce du monopole des artistes reconnus. L’amateur ne cherche pas à rivaliser frontalement avec les professionnels : seulement à prendre plaisir à produire musique et chansons, plaisir qui n’est qu’un prolongement du plaisir à écouter, à fredonner, à se laisser envahir par la souveraineté de l’objet artistique. L’amateur forme société : une sociabilité informelle, à l’écart des circuits de marchandises, où modestie et humilité communient dans le plaisir du travail bien fait.

Les Avocats font leur cinéma sont, à l’accordéoniste près, des musiciens et chanteurs amateurs qui n’ont aucunement à rougir de leur prestation. Si deux voix se détachent, celle, soprano et cristalline, de Marie Deloume et celle, contralto et hédoniste, de Stella Bisseuil, citharède et joueuse de clavier, l’ensemble, musique et voix, est de qualité.

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Depuis le Moyen Âge, les étudiants se caractérisent socialement par un droit à la transgression. Aux alentours des 12e ou 13e siècles, les « étudiants vagants », débauchés, ivres, les « goliards » tournent en dérision le monachisme. Que l’on songe aux fameuses Carmina Burana et à l’« abbas cucaniensis ». Ils s’opposent grivoisement à l’érotisme délicat et raffiné de l’amour courtois et à l’austérité chrétienne. Vénus et Bacchus y sont dieux de liberté. Nos chanteurs d’aujourd’hui ne renieraient pas la référence à Épicure ou à Diogène.

Après le 13e siècle, le mot « goliard » disparaît. Ont lieu des fêtes inspirées d’exercices scolaires parodiques et par les traditions carnavalesques. Un art de vivre, insouciant, hédoniste et transgressif, comme le souligne le vocabulaire : « libertini », « affranchis » ; terme qui désigne les moines affranchis de la règle de leur ordre.

Cette longue tradition a survécu, en particulier aux rigueurs du puritanisme religieux et du rigorisme dévot du siècle classique, ainsi qu’à la pudibonderie de la bourgeoisie accédant au pouvoir à partir de 1800. Il n’est pas jusqu’aux éclats de la révolution culturelle de Mai 68 qui n’expriment pas cet aspect transgressif.

À l’étiage normal, les étudiants, via les Revues et autres spectacles, expriment une insouciance de classe qui rend visible la certitude d’avoir une place dans la société, mais aussi expérimentent une audace et un culot (qui se réduit assez souvent à se déculotter, matrice de l’exhibition professionnelle de sa compétence) utiles à leur futur métier.

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Le collectif informel qui s’est produit au Bijou, pour quatre représentations, est un héritier de cette tradition mais assagi, apaisé. Ils ne se prennent pas pour des stars, esquissent des traits potachiques, parodient, rigolent beaucoup et se donnent souvent l’accolade, s’encouragent, s’applaudissent eux-mêmes (ils font tout même la claque), ne s’effarent pas devant les quelques ratés ponctuels inévitables. Des amateurs éclairés, de qualité, qui pourraient jouer jeu égal avec certains professionnels. Et qui offrent un vrai plaisir de spectateurs. Il y a quelques très belles voix de femmes, riches, profondes, subjuguantes (dont Daniela Duaigue).

La chanson populaire est l’essence de la chanson. L’invention aristocratique puis bourgeoise de l’opéra n’a pas tout à fait réussi à disqualifier ce qui fait plaisir à tout le monde, y compris les esthètes raffinés s’ils voulaient bien, pour un moment seulement, s’émanciper de leur rôle de castrateur pour presque tous en renfort de la jouissance de quelques-uns.

Nos avocats sont joyeux, comme une bande d’amis dont le plaisir d’être ensemble est si fort qu’il peut déborder dans la salle. Potaches ? Oui, teintés d’un brin sinon d’athéisme du moins d’anticléricalisme et, certainement, d’un anticonformisme parfois coloré de dérision assez typique d’une génération post-soixante-huitarde. Il est difficile de discerner dans quelle mesure la culture juridique et les pratiques sociales des métiers du droit contribuent à déterminer le choix des textes et le style des annonces. Mais ce point aveugle, issu de l’effet d’occultation par le changement d’activité, ne nuit aucunement au plaisir.

Jean-Jacques Delfour

 

 

 

 

 

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25 mars 2015 3 25 /03 /mars /2015 20:18

L’avion a une histoire initiale entièrement militaire. Si les amateurs sont d’abord dispersés et isolés, l’aviation n’a trouvé les moyens scientifiques et financiers de se développer que parce que la guerre a discerné dans l’avion une machine à tuer jugée particulièrement efficace.

Aussi, dès la conception initiale, la question de la sécurité a été écartée. Pourquoi en effet, alors que des millions d’hommes, au sol, étaient assassinés en masse simplement en marchant dans les zones de pilonnage des artilleries machiniques de 14-18, pourquoi donc se serait-on soucié de protéger les pilotes d’avions considérés comme des soldats ? Donc l’avion fut développé en considérant la mort de ses occupants comme une donnée irréversible, inéluctable, indiscutable. Le pli une fois pris, c’est-à-dire l’acceptation de la mort comme une conséquence possible et normale de l’usage de ces machines, les ingénieurs, c’est-à-dire au-dessus d’eux les capitalistes qui entendent rentabiliser le commerce du transport en avion, se sont souciés de performance, de vitesse, de puissance, bref de l’accroissement de l’excitation technique et des retours sur investissement. La sécurité des personnes ne devait jamais devenir un impératif inconditionnel.

La philosophie kantienne a proposé une distinction entre impératif hypothétique et impératif catégorique. Les commandements ou les devoirs qui supposent une autre volonté sont les plus nombreux : si je veux empoisonner ma belle-mère (a), je dois vouloir trouver un bon pharmacien (b). Ce dernier devoir dépend du premier : il est hypothétique. Sont de ce type tous les devoirs qui visent un autre but : étudier afin d’obtenir un diplôme, être compétent pour être embauché, être salarié pour assurer sa vie matérielle, être en bonne santé pour des loisirs, se marier pour garantir la disponibilité d’une partenaire sexuelle, etc.

Est donc hypothétique tout devoir (b) qui, primo, n’a lieu que si un autre devoir (a) l’a précédé et, secundo, qui cesse dès que cet autre devoir (a) cesse lui-même. Est catégorique en revanche tout devoir qui s’impose quelles que soient les circonstances, c’est-à-dire qui n’a pas besoin d’un autre vouloir pour s’imposer moralement. Kant affirme qu’un tel impératif existe : traiter en soi comme en tout autre l’humanité jamais seulement comme moyen, toujours en même temps comme fin. L’homme, dit-il, est une fin en soi et ne peut jamais être seulement un moyen pour une autre fin.

À quel genre de devoir appartient l’impératif de sécurité ? De fait, à un devoir résolument hypothétique. La preuve en est aisée. Si un accident survient dans un avion en cours de vol et si l’accident est tel que l’avion est perdu, la cargaison humaine est aussitôt considérée comme perdue. Autrement dit, on se soucie de la sécurité des passagers (b) seulement pour autant que l’avion peut être sauvé (a). S’il ne l’est plus, le souci de sécurité n’a plus d’objet. Dans le temps qui reste avant que l’avion s’écrase, rien n’est prévu pour faire sortir les passagers et tenter de les sauver.

Le concepteur d’avion ne doit se préoccuper de la sécurité (b) que si et seulement si l’avion fonctionne toujours (a). Dès que l’avion est en état d’être perdu, la sécurité cesse ipso facto d’être une préoccupation obligatoire (or non a, donc non b).

On pourrait très bien considérer la sécurité comme un impératif catégorique qui ne cesse pas malgré la destruction prévisible de l’avion. À l’ingénieur de trouver les dispositifs techniques qui permettraient de faire sortir les passagers hors de l’avion sains et saufs avant le contact avec le sol. Techniquement, tout finit par devenir possible. Encore faut-il s’en donner non pas les moyens intellectuels mais surtout les conditions morales. Le débat n’est pas technique mais exclusivement éthique : veut-on ou non que la sécurité des personnes soit plus importante que la sauvegarde des machines ? Veut-on ou non que la valeur de la vie humaine soit plus grande que la valeur du profit ?

Celui qui déclare : « on ne peut pas le faire, c’est trop compliqué », signifie en réalité, sous l’apparence d’un jugement rationnel technique, un interdit moral : si l’avion ne peut être récupéré, on ne doit plus se soucier de ce qu’il contient. Le contenu (les êtres humains) n’a de valeur que tant que le contenant (l’avion) existe. Ou encore : « il est interdit de tenir pour détenteur d’une valeur morale quelconque le passager d’un avion qui est sur le point d’être détruit » ; ou bien « il ne faut pas s’inquiéter du fait que la valeur morale d’un passager d’avion devienne nulle dès lors que l’avion perde sa valeur marchande du fait d’un accident ».

L’A 380 passe pour un avion ultra-moderne. Ce n’est qu’un argument de vente, c’est-à-dire un mensonge. Une vraie révolution aurait été de considérer l’accident maximal, c’est-à-dire l’écrasement de l’avion, quelles qu’en soient les causes, et d’inventer un avion qui sauve tous ses passagers quelles que soient les circonstances ; un avion dont les concepteurs auraient pensé à la survie des passagers même après sa destruction. Un avion tel qu’on aurait considéré la sécurité des personnes comme un impératif catégorique. Un avion moral. C’est-à-dire un « être biotechnique ».

Pourquoi le Titanic a-t-il tué autant de passagers ? Ce moyen de transport était bien équipé de dispositifs permettant de quitter le navire en cas de danger : des chaloupes. La sécurité y avait été prise au sérieux, en raison de la stabilité et de l’ancienneté de l’expérience de la navigation en mer. La cause de la mort des passagers tient à l’insuffisance du nombre de chaloupes : celles-ci encombraient les ponts supérieurs sur lesquels les riches clients devaient pouvoir se promener et admirer l’océan, les nuages, le soleil, les oiseaux. La sécurité est tellement un impératif hypothétique, secondaire, qu’elle peut disparaître derrière un autre devoir, celui de fournir un spectacle aux passagers, spectacle dont la contemplation crée les conditions pour leur mort en cas de naufrage du navire ! Le navire pourvu de chaloupes a toujours été un objet biotechnique : c’est la modernité avide, accélératrice et aveugle qui l’a transformé en engin de mort apparemment involontaire.

Le même raisonnement concerne les bagnoles automobilistiques. Elles existent depuis 1895 mais le souci de la sécurité n’a émergé que dans les années 1970 et les techniques de protection des personnes sont encore rudimentaires. Les machines nucléaires n’ont pas été conçues en intégrant le risque maximal, celui du percement des cuves des réacteurs suite à une panne du circuit de refroidissement. Les concepteurs ont agis de telle sorte que, si une centrale nucléaire est perdue (détruite), tout l’environnement humain et naturel qui l’entoure, sur des milliers de kilomètres, est lui aussi perdu et qu’il n’y a pas lieu de s’en émouvoir.

Partout, et c’est le grand bouleversement de la modernité, la sécurité des personnes est un impératif hypothétique dépendant d’un autre impératif, relativement catégorique celui-là, et qui protège les machines, les innovations technologiques et ceux qui en profitent.

En outre, aucune de ces technologies n’a été pensée relativement aux nuisances environnementales. Avion, bagnole, centrale nucléaire, etc., sont des objets conçus sans monde. L’environnement de ces machines est dépourvu d’êtres vivants. Si les êtres naturels ne sont recouverts par aucune protection, sauf à être convertis en marchandises, c’est d’abord parce que les êtres humains ne sont protégés que si les machines (elles aussi des marchandises) sont rentables. Dès que, pour une raison quelconque, elles cessent de l’être, aussitôt les êtres humains qui s’y trouvent ou qui sont concernés perdent toute valeur. La nature est sans aucune valeur propre précisément parce que quelques êtres naturels choisis ont un prix (c’est-à-dire le profit calculable que l’on pourra en tirer) nécessairement variable. Mais il en est de même pour les êtres humains.

C’est donc l’objet technologique, dont l’usage coïncide avec sa faculté de produire des profits, qui détermine la valeur des êtres humains selon leur rapport de rentabilité à l’objet. Tant que l’avion fonctionne, les passagers ont une valeur (ils ont payé leur billet et ils peuvent en acheter d’autres) ; dès que l’avion perd sa rentabilité, les passagers n’en ont plus aucune, sauf négative, ce qui signifie qu’ils redeviennent rentables, donc porteur de valeur, si un autre dispositif (par exemple assurantiel) peut tirer profit des cadavres ainsi produits. Mais là encore, les personnes n’ont pas de valeur par elle-même mais seulement si une autre technologie leur en accorde une. Donc les humains n’ont aucune valeur (axia en grec) intrinsèque et elle dépend uniquement de la manière dont l’objet technique (une machine sophistiquée, un montage juridico-financier) la crée, l’accroît, la diminue, l’invente ou l’annihile. La technique a une fonction axiologique.

La Déclaration de 1948 qui affirme que les êtres humains ont par nature une valeur absolue, c’est-à-dire sont l’objet d’un devoir catégorique, formule un vœu qui ne concerne pas seulement la barbarie nazie. La réalité des sociétés modernes, fascistes au sens large ou libérales, est telle que l’axiologie technologique et l’axiologie capitaliste domine largement l’axiologie morale. Cette alliance entre technologie et capitalisme contre la morale tient au fait que le capitalisme implique de poser le profit comme la valeur suprême et que la technologie a été le moyen réel de produire cette suprématie.

Cependant, chacun admet avec difficulté que l’affirmation si solennelle de droits-créances naturels soit un simple souhait et que la valeur de l’être humain soit de fait si variable. D’où la multiplication de simulacres de sécurité et le développement de l’idéologie du risque, c’est-à-dire de sa calculabilité : la réduction de la sécurité à quelques consignes et à une probabilité tend à rendre crédible le souci humaniste et, dans le même mouvement, invisible son oubli dans la réalité des pratiques.

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25 mars 2015 3 25 /03 /mars /2015 09:16

Si, au fond de tout bourgeois, un super-héros sommeille, peut-être que, au fond de tout acteur, un oiseau, qui sait un albatros, est prêt à se réveiller. Les « super-héros » issus de la guerre froide sont des formations mythiques qui excèdent largement la propagande du « monde libre » contre les soviétiques dégénérés et criminels venus de l’Est ou contre leur équivalent chromatique : les Martiens (les petits hommes verts, symboles évidents des « rouges »).

Les mythologies anciennes, surtout grecque et romaine, abondent en récit de métamorphoses. Les dieux prennent figure humaine ou animale et interviennent miraculeusement dans l’histoire collective autant que dans la vie individuelle. Durant l’époque contemporaine, les mythes de transformation physique répondent à la demande insistante, voire désespérée, de changement dans l’existence ou dans l’histoire. Ne plus être rivé à son corps, à sa situation, à cette réalité que l’on subit.

Telle est la fonction sociale des mythes : amortir en image l’aliénation et ainsi la rendre supportable. Mais représenter la transformation de soi et du monde comme des événements mythiques et comme le privilège d’une caste d’êtres supra-humains suggère que le peuple commun soit hors du coup.

Ainsi, les super-héros, représentent la révolte et en signale l’accaparement par une aristocratie très fermée même si elle se présente comme une bande de copains qui s’associent afin de repousser un ennemi de l’humanité. Bien qu’ils se divisent en bons et méchants, tous ces super-héros restent humains : ils ont d’ailleurs visage et corps, sentiments et émotions. Même engoncés dans de pesants costumes, ce sont des comédiens. Du moins en principe. Car, du point de vue public, les comédiens sont des êtres fantastiques : leur vie privée est toujours plus ou moins publique ; ils s’exhibent autant que d’autres cherchent à les montrer. Ils vivent des émotions très intenses sur scène. Ils sont psychiquement transformés par leur rôle ainsi que par tout le contexte social de réception. Et ces modifications sont susceptibles de générer des phénomènes d’anormalité.

C’est bien ce que veut rappeler, quoique de manière ambiguë, Iñarritu. Michael Keaton joue trois rôles différents : le personnage de Riggan, ex-super-héros, ancien « Birdman », secundo le personnage de super-héros, enfin Michael Keaton lui-même (ou plutôt le personnage social qu’était devenu l’interprète de la série des films de Batman). Cette pluralité est explosive ; d’où la folie qui en est le symptôme.

Cette porosité entre film et réalité est exploitée avec habileté, produisant un flottement esthétiquement agréable entre iconologie et symbolisme. Les premières scènes où Riggan se prend pour Birdman sont manifestement imaginaires. Est-ce le cas de la dernière ? L’invasion de l’image « réelle » par les êtres fictifs tend à susciter leur perception comme des êtres réels, tandis que l’aspect de fable – peu ou prou édificatrice – tend à suggérer une interprétation symbolique : l’illusion du gonflement narcissique reste puissante, qu’il soit consécutif au succès d’un blockbuster ou à celui d’une pièce intello.

Quel est le vrai thème du film ? La lutte d’un comédien pour rester lui-même alors qu’il vit une expérience d’aliénation assez lourde : une folie suscitée par la structure du champ social qui règle l’identité personnelle sur l’identité sociale construite par des demandes plus ou moins cohérentes. Le comédien, dès le départ, est un être dont l’identité consiste à ne pas en avoir, ou à en avoir plusieurs. Faire l’acteur, c’est délirer volontairement, selon un code variable et explicite (scénario et mise en scène). Délires acceptés pour autant que tous les autres, les spectateurs, acceptent de rester assignés à un rôle et une identité déterminés – c’est-à-dire renoncent à s’apercevoir du caractère pluriel et construit de l’identité prétendue personnelle.

Riggan est partagé entre une nostalgie indéracinable pour la puissance de son ancien personnage (Birdman) et un effort héroïque pour renverser ce mythe étouffant et aliénant, afin de faire du « vrai théâtre », de l’art « authentique ». Riggan est fou. Cette folie est un produit entièrement social. Le film fonctionne comme une psychothérapie dont on ne sait si elle est tout à fait ratée (Riggan réussit à se faire aimer mais à quel prix). Et comme une thérapie collective dont le but serait d’alerter le spectateur sur le sens psycho-social de son plaisir. Quelle transformation de soi accepte-t-on sous l’effet du film, que ce soit un blockbuster ou un film comme le magnifique Opening night de Cassavetes (qui était aussi un film sur la folie, mais débouchant sur une thérapie par la scène et le jeu) ?  

Un film psychiatrique – ou bien un film psychotique ? Le dernier plan (dont le contrechamp n’est pas montré) illustre parfaitement le délire : tenir son fantasme pour réalité. Cette perception psychotique est étayée par la longueur incroyable des plans-séquences, l’omniprésence de la musique (des percussions quasi permanentes qui suscitent un champ de bataille) et le surgissement fréquent d’éléments incongrus (le même musicien joue dans la rue et dans le théâtre, un passant nocturne et bizarre dit les mêmes répliques qu’un des comédiens, etc.), cette accumulation de signes orientant l’esprit vers l’hypothèse d’un monde fou, chaotique et surexcité.

Le plan-séquence est la forme cinématographique de la folie. La caméra (c’est-à-dire le maître du regard) ne lâche jamais prise, ne négocie jamais, exerce à plein rendement la fonction paranoïaque. L’effet habituel est la fascination : le spectateur est lui aussi compressé dans la machine scopique, court derrière la caméra, produit une hyper-vigilance défensive, une surexcitation aliénative. En résulte un oubli du monde, un désir d’en savoir toujours plus, une adhésion fusionnelle avec le personnage. Le spectateur devient ce regard persécuteur qui veut tout savoir, tirer le maximum de jouissance.

Tout se passe comme si c’était la caméra (j’entends les plans-séquences et les autres techniques d’enchaînements fluides) qui déployait une folie filmique dont les personnages étaient les objets, les espaces de projection ou les lieux d’exercice, et les spectateurs les témoins au mieux complices, sadiques (au sens de « sade » – agréable et gracieux) mais pas maussades, au pire eux-mêmes objets subissant cette mise en scène paranoïaque.

Le plan-séquence est très près du corps, et, particulièrement du visage : l’absence de distance, la pulsion fusionnelle, le fantasme d’entrer dans le corps et l’esprit de l’autre, en sont les effets, tous peu ou prou psychotiques. Comme une agression qui voudrait pénétrer dans le psychisme du personnage. Les scènes où l’on entend, puis on voit, le démon intérieur de Riggan (son identification à Birdman), sont des images parfaites du délire mental mais aussi du délire en cinéma.

Pour autant, la jouissance du spectateur est protégée par le comique et la virtuosité des comédiens, et aussi par l’hystérie des personnages. En effet, l’hystérie tend à annuler la paranoïa puisqu’elle l’anticipe et la précède. La caméra paranoïaque est amortie, apaisée, par le jeu hystérique qui n’attend pas d’être acculé pour se dégueuler. Il faut enfin souligner l’importance des quelques plans de repos, ni paranos ni hystériques, et des images libres, narrativement gratuites (rares mais ponctuant la cavalcade : il faut laisser souffler le spectateur et éviter de le saturer) : par exemple le plan fixe sur Riggan mutique et figé, qui encaisse le choc, après que sa fille l’a durement désillusionné en lui rappelant qu’il gigote afin, comme « nous tous », de supporter sa faiblesse et sa nullité.

Il est difficile de dire que ce film fasse verser le spectateur dans la pathologie : il représente la puissance de délire du cinéma, c’est-à-dire sa capacité à rendre la folie séduisante en la transformant en dispositifs pulsionnels scopiques auquel s’abandonner sans risque social ni psychique. Peut-être cela tient-il au fait que la folie aussi est un spectacle particulier dont le metteur en scène est invisible et mystérieux, apparemment hors de contrôle. D’où l’aisance à l’imiter.

Ce qui signifie que, avec le perfectionnement des techniques cinématographiques, en particulier la capacité à présenter les images les plus délirantes avec le réalisme le plus crédible, s’accroissent les autorisations sociales de tenir ses fantasmes pour des réalités et, réciproquement, de prendre la réalité pour quelque chose de fantasmatique – ce qui recèle des effets sociaux et politiques plus que dangereux. Personne ne croit consciemment que Birdman, Batman, Superman, etc., existent dans la réalité physique, certes ; mais le peuplement réel de l’espace mental collectif par ces personnages présumés irréels est un fait social incontestable dont il n’est pas aisé de borner les effets réels, représentationnels et pratiques.

Sous le plaisir du spectateur perce l’accroissement du désengagement général à l’égard du monde réel qui caractérise l’époque contemporaine. L’atteste, dans ce film, l’enfermement dans ce théâtre, mélange de forteresse et de labyrinthe, espace paranoïaque par excellence, dont on parcourt en hâte les escaliers et couloirs, où tout est toc, sans éthique, et soumis à la possibilité capricieuse de tout briser. Les scènes de rue transforment le quartier en décor et le monde a disparu. Sous ses dehors séduisants et comiques, ce film signale – et accroît peut-être – le dépérissement en cours de l’être-au-monde.

Jean-Jacques Delfour

 

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3 mars 2015 2 03 /03 /mars /2015 10:28

C’est un sentiment mitigé qui prévaut, à la sortie de ce spectacle certes joli écrit et mis en scène par Agathe Mélinand (traductrice de Gozzi) et Laurent Pelly. La mise en scène est vive, malgré quelques lenteurs çà et là, le décor est très mignon, les comédiens jouent des types (non seulement les masques mais aussi les autres personnages) donc portent des stéréotypes (rien que de normal), il y a des moments comiques irrésistibles, le rythme général soutenu assure une tension qui, pourtant, n’évite pas une certaine inappétence qui pourrait confiner, certes pente extrême, à l’ennui.

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© Polo Garat – Odessa

La pièce elle-même est une fable pédagogique ou un conte moral (une forme très familière au lecteur de Voltaire par exemple) qui veut critiquer la philosophie des Lumières, c’est-à-dire l’émancipation à l’égard des traditions et des sentiments d’attachement. Gozzi est un partisan du « bel ordre de la subordination ». L’oiseau vert ridiculise deux enfants dont la teinture de philosophie disparaît complètement dès lors que, magiquement, ils deviennent riches. C’est l’occasion pour Gozzi de faire la mine d’éreinter la « philosophie moderne », réduite ici à une psychologie du détachement (impliquant le rejet de l’amour propre comme un égoïsme déguisé en amour pour autrui). Gozzi, en tant que partisan des anti-Lumières selon la formule de Zeev Sternhell, a toute sa place dans l’espace public international du 18e siècle : cet air de famille, en croisant les figures de la Commedia dell’arte, nous pousse à accepter cet auteur, certes moins connu que Goldoni, dans la grande famille culturelle commune.

Mais cet argument risque de paraître bien fade qui mêle moraline et critique idéologique – pour autant qu’on prenne au sérieux cette hypothèse. Pour le public contemporain, la critique de l’amour propre est une chose acquise, sous l’effet de la psychologie, laquelle a reconnu également la nécessité des affiliations ; si bien que le pamphlet de Gozzi semble dépourvu de cible actuelle analogue. D’où sans doute l’impression de creux qui tient à plus qu’un anachronisme : une dyschronie, une distorsion des temps culturels qui affectent particulièrement les œuvres liées à une actualité disparue. Le résultat est qu’il est fort possible que le spectateur normal ne discerne pas bien ni la pertinence de la critique de Gozzi ni l’intérêt autre que documentaire d’un tel texte. Alors, s’élève le spectre du théâtre didactique par destination (la pauvreté intellectuelle interne présumée, compensée par l’aspect document d’une époque).

Reste alors la fable en tant que récit merveilleux. Malgré l’apparence, ce n’est pas une fable pour enfant, mais sa parodie. La reine coincée sous l’évier, la mère du roi incestueuse, le roi lui-même incestueux à l’égard de sa fille mais inconsciemment, l’oiseau vert tantôt Méduse tantôt résurrectionnel, tous ces éléments sont peu solubles dans la notion de conte pour enfant.

À quel public s’adresse ce texte ? À des adultes donc, mais de quel temps ? Vu que le contexte culturel (Gozzi versus Goldoni, Venise versus Paris, Lumières versus anti-Lumières) a beaucoup changé, les drôleries, nombreuses et parfois hilarantes (« qu’il est dur d’être puissant », « la pompe monarchique me fuit » etc.), suffisent-elles à nourrir l’appétit du spectateur ?

La minceur du texte et celle de son actualité (c’est-à-dire la capacité à faire écho avec des préoccupations contemporaines) déplacent dès lors toute l’attention sur la forme. Au premier abord, le spectateur peut jouir d’un travail bien léché. L’ondulation générale suggère une ironie permanente, tout comme si Gozzi secouait le tapis des conventions et des habitudes mais avec une relative douceur. Les clowneries, parfois soulignées avec beaucoup d’insistance (par crainte que le public ne comprenne pas bien ou selon la croyance que l’outrance est par elle-même comique ?), impliquant toujours un contrat unilatéral : le plaisir du spectateur ne doit jamais être contrarié. L’hypothèse d’un humour brutal ne dépasse pas la coulisse. La mère du roi, crachotant beaucoup, suscite un doute : n’aurait-il pas été plus drôle d’en aiguiser le caractère tyrannique : le côté cachectique, pulmonaire de farce, en défait un tantinet la crédibilité.

Le regard théâtrophile peut s’accrocher aussi aux ruses que Laurent Pelly a trouvées pour faire apparaître statues, château, évier, village, montagne et nuage. Le principe du dépouillement symbolique (l’esquisse ou l’allusion graphique, la toile peinte ou l’éclairage déconcentré), souvent utilisé, fonctionne ici à plein – par exemple les cadres que l’on a déjà beaucoup vus.

L’esthétique du dessin animé (pas seulement Le roi et l’oiseau) ou celle du cinéma hollywoodien est sensible. L’outrance du jeu des comédiens, parfois inaudibles (comme Brighella au début), donne l’impression d’un théâtre pour adolescent. Et pourtant.

En réalité, le spectateur est pris entre deux feux auxquels se chauffer l’âme : le plaisir, toujours agréable quoique teinté d’une peu de honte, de régresser et, d’autre part, l’autre plaisir, non moins divertissant quoique obscurci d’un brin de culpabilité, de faire la mine de réclamer plus d’esprit, plus de finesse, plus d’intérêt, plus de profondeur.

Au fond de chaque spectateur, un enfant sommeille qui rêve de s’ébrouer dans une fange dorée et supposée facile, tandis qu’à côté de lui un adulte (c’est-à-dire un enfant qui joue au grand) se pince le nez, un sourire narquois mais finalement complice, aux lèvres. Ce spectacle offre précisément les deux plaisirs. De quoi se plaint-on ?

Jean-Jacques Delfour

 

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22 février 2015 7 22 /02 /février /2015 18:40

Sous les dehors hilarants d’une comédie grotesque, ce film, au rythme trépidant, servi par une pléiade d’acteurs excellents, décrit différents régimes de la production sociale de la violence tous caractérisés par un point commun : la dépolitisation libérale de l’action c’est-à-dire son individualisation. Ce film, et son succès, donnent aussi une image de la mondialisation de la violence sociale (l’américanisation de la société argentine) et du succès possible de l’hypothèse terroriste comme solution antipolitique à l’inégalité et à l’injustice.

Le titre original, Récits sauvages, et son déplacement dans la version française, n’ont pas seulement pour effet de diminuer l’aspect intellectuel du film (des récits construits comme des démonstrations) : ils tendent à naturaliser des personnages qui sont pourtant des produits sociaux.

*

La vengeance de Gabriel Pasternak forme un récit vif et accélératif, au comique soutenu. Le fou qui se venge punit des acteurs de sa vie qu’ils ont transformée, peu ou prou, en un ratage total. C’est un perdant radical qui met néanmoins tous ses soins à réussir sa vengeance, un attentat-suicide complexe.

L’usage de l’avion comme d’une technique de mise à mort convoque l’image traumatique des Twin towers, laquelle est aussi tournée en dérision. L’attentat de 2001 est alors semblable à une vengeance, donc un régime primitif de règlement de la souffrance.

Mais, en retour, le détournement de techniques dangereuses est disponible pour n’importe quel individu bien décidé et n’ayant pas peur de mourir : la multiplication des machines est aussi celle des occasions de provoquer une catastrophe. Aussi insensée soit l’entreprise de Gabriel Pasternak, elle reste parfaitement plausible.

Le film, en commençant ainsi, suggère clairement que chacun d’entre nous, à la fois surexcité et surfrustré, peut devenir non seulement la victime d’un tueur paranoïaque mais ce tueur lui-même. La violence n’est jamais l’effet direct d’une cause simple. Elle résulte du croisement entre des processus socio-psychologiques de compression des affects et des outils techniques disponibles branchés sur ces états affectifs et aménageant un canal d’échappement dont le débit variable pose l’écart entre ce qui est violent (rejet rapide et massif) et ce qui ne l’est pas (rejet lent ou faible). Rien ne permet de prédire qu’on ne sera jamais dans une telle seringue (agent compresseur ou agent compressé).

Les autres séquences du film articulent une telle double série : les escroqueries d’un méchant et une cuisinière au passé de crime, l’inégalité riches / pauvres et toutes les ressources disponibles de leurs deux bagnoles, le chantage à l’argent et le contre chantage à la dénonciation, l’administration de la fourrière et les explosifs, la tromperie adultère et les moyens de la fête du mariage ainsi que ceux de la persécution juridique. À chaque fois, une machine sociale à accélérer et à amplifier les affects sans fournir d’issue socialement acceptable. La violence (assassinats, destruction de biens, chantage) est condamnée par la morale et le droit mais sont parfaitement possibles techniquement, socialement et affectivement.

La serveuse qui parvient à s’adjoindre une cuisinière radicale afin de punir l’escroc, de surcroît homme politique véreux, est poussée au désir de vengeance et à la complicité criminelle parce que rien n’a permis d’empêcher l’escroc d’être un salaud impuni. L’alliance entre deux victimes de la violence sociale normalisée est certes due au hasard mais sa possibilité générale tient à l’existence tout à fait tolérée de l’impunité. Techniquement, la vengeance (l’élimination d’un être socialement nuisible) est appuyée sur la disponibilité de substances chimiques toxiques (la mort aux rats) ou d’arme par intention (un couteau de cuisine). La possibilité des meurtres n’est pas seulement psycho-sociale : elle repose sur la production et la diffusion d’innombrables machines ou produits létaux.

Des bagnoles et des hommes illustre à merveille le fait que la violence dérive de deux processus distincts qui présentent un lieu de croisement stratégique. Le point de départ est l’inégalité sociale et son inscription dans des machines : bagnole de riche et bagnole de pauvre mais sur la même route ; ce processus est global et consiste dans le stockage de frustrations indéfiniment accumulées et rarement liquidées ; cet élément fournira le moteur passionnel du crescendo de la violence, le pauvre voulant à tout prix se payer le riche et le riche voulant à tout prix écraser et remettre à sa place le pauvre.

L’événement de nouage est la micro-agression symbolique et verbale des deux hommes (bloquer le passage, insulter le « plouc » et le geste obscène) qui sont contraints de négocier en raison de l’unité de la route. L’autre processus est l’escalade de la violence : les ripostes sont de plus en plus brutale jusqu’à l’explosion finale où aucun des protagonistes ne pense à sauver sa peau, entêtés qu’ils sont dans la pulsion d’écraser l’autre. Cette escalade est produite par la structure guerrière des objets techniques : la bagnole est une machine-arme, c’est-à-dire recélant un potentiel de mort et de blessures significativement élevé. L’aspect forteresse oblige à un accroissement significatif de l’agression ; l’aspect richesse et narcissisme accroît mécaniquement la montée des affects ; l’aspect moteur-masse-rapidité stimule l’imaginaire de la destruction de la bagnole et du corps de l’autre.

La troisième séquence articule là aussi une machine-arme bagnolique assortie d’un homicide scandaleux (une mère et son enfant tués par inattention : le nouage), et une autre série fournie par la corruption du monde des avocats, policiers, procureurs. D’un côté, la violence physique de la bagnole, de l’autre la violence symbolique du chantage. Une troisième causalité intervient : l’ordre sacré de la famille qui prescrit de sauver le fils. Le père du meurtrier involontaire subit une triple pression dont il se dégage en prenant la position d’un maître-chanteur, c’est-à-dire en retournant la violence vers l’un des agresseurs.

Bombita ou la colère explosive n’est qu’une variation du même schéma : accumulation de frustrations d’origine administrative (l’abus de l’infraction de stationnement illicite), statut symbolique précieux de la bagnole et absence d’issue acceptable de liquidation. La logique de la violence suit des pentes aussi bien psychologiques, physiques, symboliques, institutionnelles, imaginaires : la question décisive consiste dans le site de croisement et dans les voies de dérivation disponibles. Le renforcement capitaliste de la frustration associé à l’existence de pauvres accumulant ce capital non négociable facilite la production de passages à l’acte pour autant qu’aucune solution politique, collective, ne soit disponible.

C’est précisément la leçon politique de ce film. Les machines-armes sont certes des objets techniques amplificateurs de violence, les violences symboliques sont en effet des violences psychologiques. Mais la violence résiduelle, celle qui n’est pas absorbée par les processus sociaux anciens, tient à une dépolitisation orchestrée depuis des décennies, lisible dans l’annonce de la disparition de l’État-providence répétée des millions de fois ainsi que dans le démantèlement systématique de ses institutions.

Le « mariageus interruptus » (« Jusqu’à ce que la mort nous sépare »), malgré la tentation du psychologisme, illustre négativement ce point. Le marié se croit tout permis tout comme la mariée s’imagine que tout lui est dû : un tel égotisme est la conséquence évidente de l’individualisation illusoire mais rendue nécessaire par la contrainte sociale et politique de l’ultra-libéralisme. C’est précisément parce que l’idéologie libérale impose la croyance en l’individu quasiment tout-puissant que ces deux-là peuvent s’imaginer qu’il n’existe pas de limite à leur satisfaction pulsionnelle. Le marié qui invite sa maîtresse à son mariage et la mariée qui couche par vengeance avec le premier venu sont semblables : ils donnent libre cours à la pulsion, c’est-à-dire n’acceptent plus les canaux traditionnels de liquidation des excès d’affects. La civilisation de la surexcitation, promue au rang de principe social impératif, organise la délivrance psycho-politique de la pulsion afin que celle-ci soit capable d’envier les si nombreuses marchandises et de les absorber dans le processus de la production-destruction.

Ce film, en quelque manière, dénonce ce processus paradoxal de soumission de la pulsion à la consommation capitaliste et, d’autre part, en facilite l’acceptation puisqu’il présente comme exceptionnels mais plausibles des comportements manifestement excessifs.

Il serait enfin injuste de ne pas souligner le rythme implacable de la mise en scène de Damián Szifrón : les plans s’enchainent narrativement au moyen de micro-pivotements amorcés dans le plan précédent et à peine visibles. De multiples ellipses compressent le récit et accroissent son efficacité. Les comédiens sont remarquables : les personnages sont rapidement campés dans leur singularité, assurant au récit une densité certaine, alors que la gageure de faire six films en un impliquait le risque d’atomisation et d’esquisse. La drôlerie des situations atténue l’aspect didactique voire démonstratif du scénario, risque que frôlent toutes les comédies à sketches.

Jean-Jacques Delfour

 

 

 

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16 janvier 2015 5 16 /01 /janvier /2015 21:34

Les assassinats des dessinateurs et les meurtres de policiers et de Juifs sont une aubaine inespérée pour le pouvoir. Tous les chefs d’État venus à Paris ont apporté leur collaboration à une grande reprise en main idéologique. Pas besoin de l’hypothèse du complot : le pouvoir a simplement saisi une opportunité qui présente cependant un soubassement religieux inconscient et paradoxal ; d’où la sidération collective, favorable au simulacre d’action du gouvernement.

Les survivants n’ont eu de cesse de continuer Charlie Hebdo malgré les morts dont ils ne peuvent pas porter le deuil, accompagnés et entraînés par une foule en quête d’une rassurante résurrection. Douze morts (tués dans l’apostolat oblatif du journalisme satirique) et le journal lui-même à la place du Christ. Telle est l’équation inconsciente.

Les personnes tuées sont capturées par ce schéma mythique du sacrifice et de la résurrection des morts. Le désir de continuité rencontre la résurrection chrétienne d’autant plus aisément que les tueurs se réclamaient de l’Islam. D’où une sorte de face à face binaire, dualiste, entre un christianisme contradictoire et un Islam transformé en prétexte à tuerie.

D’où ce paradoxe : un journal critique, satirique, qui ridiculise toutes les religions se trouve embarqué dans une identification au seul christianisme. À preuve s’il en fallait encore, la une de Charlie qui introduit le thème du pardon, notion chrétienne par excellence, et montre un Mahomet en larme devant la crucifixion et la résurrection du journal.

De son côté, le slogan « Je suis Charlie » porte dans la langue abrupte de la perte d’identité cette confusion entre message religieux et critique satirique.

Charlie Hebdo c’était le rire ; voici le temps des larmes, des passions politiques tristes et du mutisme compensé par des chants patriotiques ou des mythes religieux comme si une identité française stable existait et était menacé par une force obscure, satanique et criminelle.

L’assassinat de cinq dessinateurs historiques est une lourde perte pour la presse critique. Ce sont des voix irremplaçables. Toutes sincères que soient leurs larmes, les politiques ont objectivement intérêt à ce que la presse critique soit sérieusement blessée. Peut-être que l’hebdomadaire satirique ne s’en remettra pas, espèrent-ils sourdement. Excessif ? Se souvient-on que Charlie Hebdo, avant les événements, était en quasi faillite et que le pouvoir refusait des aides par ailleurs largement distribuées aux journaux people. Valls peut saluer hypocritement une liberté de plume à qui a été refusé le soutien de l’argent public, message de mort implicite, bureaucratique et feutré.

Mais en outre, l’unanimité a émoussé la faculté de scandaliser de l’hebdomadaire. S’il est vrai que sans la liberté de blâmer, il n’est point d’éloge flatteur, sans hostilité réelle, il n’est point de provocation efficace. L’empathie générale pour les dessinateurs, très politiquement correcte, a pour effet d’émousser leur acuité et leur acerbité. Gageons que cela ne va pas durer. L’union nationale exigera la modération satirique : les dessinateurs de Charlie, une fois réveillés du traumatisme et conscient des manipulations, retrouveront la voie de l’acidité corrosive.

La grande marche prétendument unanime était très blanche. Où étaient passés nos frères blacks et beurs ? Intimidés ? Sceptiques ? Craignant les amalgames ? Rejetant d’avance les sommations à se désolidariser des tueurs, comme s’ils avaient adhéré jusqu’ici au terrorisme ? Chacun est moralement obligé de résister à la tentation de l’amalgame mais combien vont céder ? Le grand bénéficiaire de ces événements est l’État policier ainsi que le fascisme pseudo-démocratique.

Les policiers et gendarmes redeviennent sympathiques : oublié le jeune botaniste tué à Sivens par une grenade explosive, les bavures, les violences policières. La mort de trois policiers empêche toute critique et impose une censure morale efficace.

La jouissance de Hollande et de Valls est manifeste. Après des mois d’impuissance sur tous les plans, enfin un crime élucidé en trois jours. Enfin, du rassemblement, de l’émotion politique, sur lequels mouliner des simulacres d’action (sachant que rien n’est possible contre des tueurs bien décidés qui attendent, dans l’ombre, leur heure de gloire).

La menace terroriste est très utile : amplifiée et mise en scène dans les annonces et les mesures, elle fait écran à toutes les autres lâchetés et renoncements du pouvoir socialiste. La taxe Tobin renvoyée aux calendes grecques (il ne faut pas nuire aux bénéfices des banquiers), la destruction du droit du travail, le démantèlement programmé des solidarités, la soumission devant le traité transatlantique, la casse de l’école, l’acceptation des inégalités croissantes, etc. Ce gouvernement peut croire qu’il va pouvoir exploiter les assassinats afin de continuer son grand virage droitier. La christianisation (involontaire) de l’hebdomadaire anticlérical est parallèle à la droitisation (volontaire) d’un président présumé de gauche.

Autre effet de la grande manifestation : l’illusion du bon peuple, pour une fois d’accord avec son gentil gouvernement, dont la justice envoie des gamins en prison, l’école du crime, l’école du terrorisme, pour quelques mots sur un tweet. Les juges ont-ils conscience de leur contribution à la révolte anomique de jeunes stigmatisés de père en fils ? Ces quelques jeunes qui pensent que « les dessinateurs l’ont bien cherché » ont surtout besoin d’éducation, pas de prison.

Cette grande manifestation du 11 janvier, si émouvante, est emportée dans un vaste mouvement sécuritaire, où la radicalisation de l’État, dont la légitimité est renforcée par les assassinats, va s’accroître inévitablement : un grand ennemi, difficile à localiser, minuscule mais actif, est tellement utile pour paralyser l’opinion et obtenir son consentement à n’importe quelle politique xénophobe pourvu qu’elle soit rassurante. Tous les gouvernements des démocraties occidentales tirent un profit politique d’un grand méchant loup : un effet de paravent, sur la toile duquel sont projetées les images traumatiques des attentats bien plus visibles que les politiques terroristes de l’austérité libérale en partie cause de la production de perdants radicaux candidats à l’attentat-suicide.

Jean-Jacques Delfour, ancien élève de l’École normale supérieure de St.-Cloud, auteur de Wolinski, dessin du désir, dessein du politique, de Cabu. L’art de chasser le réel à coup de dessins et de Charb ou la croisade infinie, Musée Lafage de Lisle-sur-Tarn. 

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14 janvier 2015 3 14 /01 /janvier /2015 10:22

« La presse c’est la parole à l’état de foudre ; c’est l’électricité sociale ». Chateaubriand, dans le même passage des Mémoires d’outre-tombe, 1831, précise que la société moderne doit apprendre, peu à peu, à accepter la liberté de la presse, sans laquelle personne ne sait ce qui se passe véritablement. « Toute révolution écrite en présence de la liberté de la presse peut laisser arriver l’œil au fond des faits ». Elle est la condition d’existence de l’espace public qui est un espace communicationnel auquel chaque citoyen peut accéder afin de construire ensemble une connaissance de la société réelle et d’élaborer des consensus. La liberté de communiquer ses opinions et pensées est plus qu’un des droits naturels de l’homme (a. 11 de la Déclaration de 1789) : elle est la condition sine qua non de la vie politique démocratique.

C’est pourquoi l’assassinat de Cabu, Charb, Honoré, Tignous, Wolinski, est si traumatique. Chacun sent qu’il y a là un message de mort adressé à la pratique politique de la discussion entre égaux qui ne sont pas d’accord sauf sur la prééminence de la discussion. La vie politique démocratique commence par renoncer à la violence physique et à transformer le conflit dans l’espace homogène de la parole, dans le jeu des signifiants, bref à en faire une controverse, un débat. Le fascisme consiste à tuer l’interlocuteur, c’est-à-dire à tuer le dialogue. D’où la collusion secrète entre le fascisme pseudo-islamiste et le fascisme pseudo-démocratique.

La sidération collective tient à la conscience angoissée de ce constat : l’irruption concrète, par la mort physique, par l’assassinat ciblée, d’un fascisme de mort qui n’est pas seul. Il est secrètement allié au fascisme de dictature que se promettent les « élus » néo-fascistes. De même que les terroristes prennent leur Islam de mort pour le seul vrai Islam, de même les nationalistes prennent leur France pure de sang pour la seule vraie France. Les uns et les autres veulent imposer leur vision aux autres : ils se renforcent mutuellement. Le racisme anti-arabe et anti-islamique contribue à la production de perdants radicaux tandis que l’existence de terroristes renforce les promoteurs de la violence antisémite et anti-islam. Jusqu’ici les fascistes en cravate faisait illusion : ils avaient l’air d’être élus. D’ici peu, ils vont tenter de récupérer l’assassinat des dessinateurs dont la disparition les arrange au bout du compte.

Le dessin de presse, dans sa tradition française, est la liberté de communiquer ses pensées à l’état d’éclair. Un dessinateur de presse n’a suivi aucune école, il ne renvoie à aucune instance de légitimation reconnue, il n’est pas élu mais seulement lu, c’est un simple citoyen qui prend au sérieux la liberté et l’exerce grâce à ces petites machines graphique rapide, efficace, percutante, que sont les dessins de presse. Chaque dessin de presse est une provocation, c’est-à-dire un appel à questionner un préjugé particulier, une évidence présumée, un compromis tacite. L’aspect transgressif, mais seulement dans le signifiant, produit des réactions où perce une vérité insue ou cachée. Le dessin de presse est une politique de l’ironie.

Le rire ou la colère sont les deux types de réactions affectives qui résultent de la capacité plus ou moins grande à supporter la critique. Dans le dessin, l’agrafage sémiologique relie des signifiants hétérogènes, voire séparés par des tabous ou des interdits plus ou moins explicites, en vue de créer une explosion sémantique et affective. Mais ces opérations n’ont lieu que dans le signifiant : le dessin de presse est innocent du rire ou de la colère qu’ils suscitent. Tout dépend de la faculté du récepteur à tenir à distance le signe et son réel, c’est-à-dire, par exemple, à ne pas croire que sa foi soit une preuve de l’existence de son dieu, donc à tenir sa religion pour une affaire privée. L’universel républicain exige des citoyens capables de mettre à distance leurs particularités sociales, culturelles, religieuses. Une telle déliaison est radicalisée dans l’aspect anarchiste du dessin de presse qui présuppose une société modifiée par une politique républicaine : à savoir que l’exigence d’être universel par la négation philosophique des particularités a été suffisamment intériorisée. C’est le côté révolution permanente du dessin de presse.

Le dessin satirique pratique ce mythe de l’universalisme républicain appuyé d’un côté sur l’idée de la Révolution française, grand chambardement dans les signifiants et dans les corps, de l’autre côté sur un siècle réel de républicanisme scolaire, politique, social, fâcheusement mêlé de pratiques coloniales et discriminatoires. Au-delà des quelques tueurs ponctuels fanatiques, il y a des milliers de jeunes qui associent de fait république et ségrégation, qui n’ont pas les moyens sociaux ni intellectuels d’accepter la négation de leur particularité au profit d’un statut social dont ils ne peuvent jouir et qui peuvent basculer dans le fanatisme des perdants radicaux.

Les catholiques refusèrent d’abord la laïcité et la liberté de conscience, « cette opinion absurde et erronée ou plutôt ce délire » selon l’encyclique Mirari vos de 1832. Si la police peut surveiller les candidats à l’assassinat, c’est à l’enseignement qu’il revient d’expliquer l’absoluité du principe de la liberté de conscience et c’est à la politique de faciliter l’intégration sociale de tous ceux qui sont marginalisés et ainsi inclinés à se radicaliser.

La liberté d’expression est limitée par son abus lequel n’est pas fixé une fois pour toute. Il est fabriqué par la négociation juridique, c’est-à-dire par un débat, dont le seul déroulement implique le renoncement à la violence physique. Imaginer que ces jugements judiciaires qui blanchissent les dessinateurs vont suffire à accoutumer tout un chacun à la liberté de la presse est une funeste erreur.

L’assassinat des dessinateurs de Charlie Hebdo a provoqué une sidération collective contre laquelle se construit la tentative collective de leur immortalisation et de sacralisation de la liberté de la presse. Le fait que des caricatures aient pu contribuer au déclenchement d’un assassinat d’une telle ampleur s’explique par la même raison qui rend compréhensible la sidération générale : l’illusion communicationnelle propre à la démocratie. C’est-à-dire la croyance que tout le monde a intégré le régime symbolique du signifiant, qui exclut l’assassinat. Fascisme nationaliste et fascisme intégriste religieux sont des alliés objectifs. Charlie Hebdo les satirisait autant l’un que l’autre.

Jean-Jacques Delfour, ancien élève de l’École Normale Supérieure de St.-Cloud.

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