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20 août 2014 3 20 /08 /août /2014 15:03

 

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 Copyright Vanhecke

 

Si la forme circulaire convoque ici un imaginaire d’égalité et de chevalerie qui s’oppose aux grandes tablées rectangulaires inégalitaires, le banquet est marqué par une signification religieuse séculaire. Repas nuptial ou béatitude céleste, symbole littéraire ou pratique festive destinée à fabriquer un événement collectif, le banquet apporte des stéréotypes de langage et de gestes capables de fournir clef en main des repères rassurants. Il est donc une forme de sociabilité pas très souple ainsi qu’une politique caractérisée par l’injonction.

Si aujourd’hui, on peut juger la forme religieuse peu active, il reste que chaque spectateur, mobilisé par les stéréotypes, arrive tout harnaché de conformismes et de résistances plus ou moins solides. La proposition du « Théâtre du voyage intérieur » s’appuie sur ces conformismes et cherche à les dépasser vers une expérience poétique.

Ainsi ce Banquet de la vie est-il un repas réel, un lieu d’enseignement et une scène psychodramatique. La combinaison de ces trois caractères opposés deux à deux rend instable le résultat.

*

Le repas réel est régulièrement signifié par des banalités où domine le conformisme. Il est le support continu sur lequel reprendre appui après chaque séquence décalée. Son régime psychique est l’hésitation entre la patience et la participation ludique, entre la bouderie et le boute-en-train, entre la gueule et la gaieté. Pour le spectacle, cette ambivalence est un problème (elle induit des résistances) et une opportunité (elle permet des basculements).

Lieu d’enseignement : bien des paroles soulignent le caractère éphémère de la vie, l’existence de la mort, la nécessité de se préoccuper d’être heureux. Ce cortège de sentences à portée morale, voire éthique, est aussi présent dans les banquets réels (indirectement, à travers les toasts en l’honneur des mariés, des convives ou de telle entité fictive reconnue, dieu, république, chef politique, etc.). Mais il prend ici une valeur accrue et n’évite qu’à peine le didactisme, lequel implique un refoulement des émotions. Il n’est pas impossible que le spectateur reçoive ces injonctions d’allure éthique, des conseils de vie en somme, comme infantilisantes et un tantinet prétentieuses. À moins de les recevoir comme une parodie.

Une scène psychodramatique. Le repas est aussi une machine à hystériser (Brecht avait exploité cet aspect dans La Noce chez les petits-bourgeois). Ici, cet aspect est construit afin d’aboutir à des moments de poésie ou des instants de grâce, c’est-à-dire des états affectifs de vive émotion à laquelle le spectacle demande de se laisser aller. Participer à ce projet n’est pas impossible : la gaieté est une émotion et le didactisme éthique donne envie de réagir (irritation ou adhésion). Mais la grâce n’est pas que de la joie et recevoir des injonctions contradictoires (apprendre, qui concentre sur un objet et être ému qui concentre sur soi) peut engendrer une fuite mentale.

Les comédiens sont visiblement préoccupés par la fluidité et le souci d’aboutir à une fin poétique, émouvante, mais vraisemblable : laisser une trace qui peut s’installer dans la série des bons moments et qui peut aussi s’en détacher et voguer au-dessus.

Finalement, ce spectacle demande des spectateurs encore capables de s’émouvoir devant des choses « simples et belles » : donc refuser le refoulement général de l’émotion qui pourrait perturber la continuité de la production marchande et l’intensité de la consommation. Mais, si l’on peut aimer ce programme ambitieux, il reste que la grâce, et l’émotion elle-même, sont des états que l’on peut tenter de susciter sans être sûr de les obtenir.

Le cynisme, le ricanement universel, la prétention d’être déjà assez grand, forment comme une cible mouvante visée par ce Banquet de la vie. Il est une incitation à réfléchir à la récupération politique de l’émotion par la classe dominante et aux contre-stratégies émotionnelles de contestation. La grâce n’est pas qu’un état singulier, artistique, magique : c’est aussi une expérience collective, puissante et appuyée sur le souffle de l’histoire. Elle est l’avènement de l’événement. On peut fomenter habilement sa survenue (il est des propagandes qui réussissent) car elle est le sentiment de vivre un événement, c’est-à-dire une transformation décisive : laquelle exige des changements réels perçus comme imprévisibles et pas simplement imaginaires.

*

Ce spectacle-ci est une proposition – parmi d’autres possibles – d’événement : la forme vitaliste, individuelle, et pourtant vécue « à plusieurs ». C’est peut-être cette contradiction qui rend instable le résultat : concevoir la grâce ou l’événement ou l’émotion (même noyau énoncé dans le langage religieux, dans celui de l’histoire ou dans le registre psychologique) comme un fait social et en même temps totalement singulier. Mais tout spectacle, qui se veut événement, toute œuvre d’art, qui rêve d’originalité, buttent sur cette tension. Seule la domination tient à ce qu’il n’y ait plus d’événement, c’est-à-dire de basculement imprévisible et décisif, sauf quand elle le décide, où et comment ; autrement dit la négation de l’événement, sa dépolitisation radicale, son écrasement dans l’événementiel c’est-à-dire la publicité, où l’on regarde, prosterné psychiquement, un événement fait par d’autres.

La suscitation de la grâce, la suggestion de l’émerveillement, prennent appui sur une conscience sourde de la mort, de la violence, de la destruction. La séquence « philosophique » ou « éthique » joue peut-être ce rôle. Mais son défaut serait alors d’être trop explicite, si bien que l’artifice devient trop visible : le charme s’éteint et n’opère pas. C’est le risque incontournable de l’émotion assistée. L’émotion n’est ni naturelle, ni sociale : sa sociabilité consiste à passer pour naturelle, c’est-à-dire d’être conditionnée socialement mais d’être vécue comme spontanée. Si bien que l’effort d’émouvoir peut tantôt aboutir, tantôt échouer, selon la variation imperceptible d’un je-ne-sais-quoi, c’est-à-dire un facteur collectif d’abord invisible.

Jean-Jacques Delfour

 

Vu lors du 29e Festival international de Théâtre de Rue, à Aurillac, 20-23 août 2014.

 

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20 août 2014 3 20 /08 /août /2014 14:48

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Festival d’Aurillac 2014 ©Vincent Muteau

 

Disons-le tout net : Cinérama est une expérience formidable, que j’aborderai cependant sous l’angle techno-politique. Une partie du plaisir éprouvé par le spectateur tient au rapport de pouvoir instauré par ses conditions d’écoute. Il est le seul à entendre les paroles des comédiens qui jouent pourtant sous les yeux de tous, les musiques, les bruitages. Les autres spectateurs n’entendent ni ne voient ce que les « spectateurs-privilégiés » voient et entendent. Ce spectacle est-il bourgeois ?

*

C’est en effet le son qui oriente les spectateurs équipés de casques dans l’espace ambiant. La voix leur dit que Mario s’est réfugié au deuxième étage, au-dessus de la pharmacie : aussitôt, les spectateurs zooment eux-mêmes et voient ce qu’ils sont les seuls à pouvoir regarder. De même, au cinéma, un plan peut recevoir son orientation perceptive (et donc sa signification) des sons ou des injonctions de la voix off. Détacher le son de sa production naturelle et l’enclore dans des casques fabriquent immédiatement deux classes : les spectateurs équipés donc privilégiés et les spectateurs non équipés donc objet.

La confiscation technique du son est répétée dans la confiscation optique de l’espace scénique : l’appartement du banquier et la piaule où Jeanne et Mario copulent d’amour sont visibles du seul côté des spectateurs équipés. Cette distribution technique, qui crée une classe sociale de privilégiés, transforment aussi ces derniers : sous les injonctions issues des casques, les prétendus privilégiés se tournent, cherchent à droite ou à gauche, obéissent en somme. Ils se machinisent. Impossible de jouir d’un pouvoir sans occuper la place du pouvoir, c’est-à-dire se soumettre aux techniques qui forent dans le réel l’espace de ce pouvoir.

Le geste antique de fondation du pouvoir consiste à tracer une ligne séparatrice et à poser sur les uns un signe d’appartenance au pouvoir, laissant les autres dans la nudité originelle de ceux qui ne sont pas du bon côté. Cependant, il s’agit surtout de masquer le fait que cette ligne n’a de force symbolique que parce que les exclus croient qu’ils le sont. En réalité, dominants et dominés sont produits par la même croyance selon laquelle il y a une différence d’essence, de nature, entre dominants et dominés. La vérité est que cette ligne est une fiction, produite par une histoire, et soutenue par des technologies constamment renforcées. La domination est un rapport de pouvoir stable ; mais cette stabilité est menacée par la conscience des dominés ou par les abus des dominants ; il faut donc l’étayer sans arrêt, par des discours et des symboles idéologiques, mais aussi par des innovations techniques.

Ici, sous la très plaisante mise en scène d’une pièce de théâtre racontant la conception d’un film, se tient une leçon de philosophie politique. La fabrication d’un groupe privilégié par un clivage technique (les casques et l’organisation de l’espace scénique) est visible : elle est elle-même mise en scène et peut donc être saisie par les spectateurs non équipés, les sous-spectateurs.

Du coup, la jouissance spectatorielle appuyée sur le privilège (j’entends et je vois ce que d’autres ni ne voient ni n’entendent) devient objet. Installé dans la bulle perceptive, équipé, je transformais les sous-spectateurs en figurants ; mais ces derniers peuvent percevoir le dispositif qui dit : « regardez-les jouir ! » et ainsi redevenir sujet, des sujets politiques qui ont conscience du caractère artificiel, en l’occurrence technique, de la caste des privilégiés. La violence (symbolique) de l’objetisation des « figurants » peut même être un moteur de la prise de conscience du contenu politique de ce spectacle.

Cette subtile dialectique, qui fait de ce spectacle passionnant une expérience philosophico-politique sujette à controverse, interroge la contribution des arts, le théâtre, le cinéma, le théâtre de rue, à la perpétuation de la domination autant qu’à sa critique. Les demoiselles de Rochefort de Jacques Demy vient à l’esprit comme l’exemple de machines scéniques capables de transformer une ville entière en décor pour ce qui n’est qu’un divertissement sentimental, aussi « beau » soit-il. L’acceptation publique d’une telle prise de pouvoir, certes provisoire, éclaire d’un jour un peu moins lumineux la faculté des spectacles de produire du consensus, voire de la fascination, bref des états psychiques souvent associés à une certaine passivité politique.

*

Cinérama est aussi une leçon d’esthétique. Ce n’est certes pas du cinéma (pas d’écran, pas de caméra). C’est bien du théâtre mais qui fait glisser des morceaux d’espaces cinématographiques dans l’espace urbain. Du théâtre oui, mais rendu techniquement presque invisible, suscitant le fantasme d’une intimité entre comédiens immergés dans la foule et spectateurs équipés. Intime et public, caché et visible, théâtral et cinématographique, ce spectacle mélange très habilement les formes, indiquant ainsi à quelle efficacité elles sont parvenues. Quelques signes typiques suffisent à faire lever dans l’imagination du spectateur des centaines d’images et d’associations bien rodées. L’habitude de l’hybridation lisse les coupures et construit un objet doucement explosif.

*

Le reproche d’embourgeoisement, en particulier du côté du spectateur-privilégié, ne tient pas la route. Ce spectacle rend visible comment on fabrique une coupure de classe. Il pose dans l’espace public (qui est un espace de communication) le problème politique de la technique : quels effets de pouvoir une technique nouvelle ou un usage inédit produisent et de quels outils ou usages de contre-pouvoir peut-on disposer ?

Jean-Jacques Delfour 

 

Vu lors du 29e Festival international de Théâtre de Rue, à Aurillac, 20-23 août 2014.

 

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Cinérama copyright Fabien Tijou

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17 août 2014 7 17 /08 /août /2014 19:36

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Compagnie Action d’Espace © Syleks

 

La guerre coloniale, maquillée en opération de police, alignant massacres et tortures, est un cauchemar pour ceux qui l’on vécue directement mais aussi pour leurs enfants. La guerre d’Algérie fut, côté français, une sale guerre, injuste et illégitime. Tandis que, côté algérien, elle était une guerre juste et même légitimée par l’idéologie des agresseurs (les Droits de l’homme, la souveraineté populaire, etc.). Les paras tortionnaires, que décrit Henri Alleg dans La question, 1957, se référaient explicitement à la torture en Indochine ou même à la Gestapo.

La violence directe des « événements » d’Algérie, comme disait la censure d’État, occulte, voire éclipse complètement la violence vécue par les fils des acteurs direct de la guerre coloniale. Si les traumatismes les plus durs affectent ces derniers, il appartient à leurs enfants de trouver une voix pour dire leur guerre d’Algérie à eux, dont ils souffrent sans la connaître, peut-être plus violemment du fait du caractère indirect. Comme les guerres sont toujours atroces, la part du refoulement et du déni est immense. Celle-ci augmente à la génération suivante.

C’est ce poids exorbitant du trauma non reconnu qui affecte les fils des acteurs de la guerre. La guerre est passée sous silence parce qu’horrible et parce qu’elle est le fait des pères. Les fils n’ont aucun droit à parler d’une guerre qu’ils n’ont pas faite mais qui, en revanche, les a faits, les a altérés, les a transformés.

L’histoire officielle n’en veut pas : car il faut croire que la violence passée disparaît, une fois accomplie. Place au présent ; et que se taisent ceux qui ont vraiment vécu d’indicibles horreurs ! L’histoire française n’en veut pas pour une deuxième raison : la honte de la torture, la honte d’avoir abandonné les Harkis, la honte d’avoir relégué dans des ghettos les populations d’immigrés qui ont reconstruit la France contemporaine.

De ces caractères dérive l’ensemble des choix esthétiques. Le recueil de témoignages relativement bruts auprès des fils concernés, en amont du spectacle, répond au vide historiographique officiel. La fabrication d’un espace étroit mais ouvert, où les comédiens soient entourés par les spectateurs, répond à la solitude des fils. La recherche d’un appui moral (donc symbolisé par les corps chorégraphiques) répond aux abandons symboliques et physiques qu’ils ont subis. La parole, crue, en face à face avec les spectateurs, répond au fait habituel de détourner les yeux quand ces histoires-là viennent sur le tapis. La prise de parole singulière, prudente et puissante, répond à la censure multiforme.

Un cube rouge, pierre tombale errante, sang des victimes figé en une pierre d’achoppement, pavé de la contestation, brique du mur des lamentations à construire, caillot de sang qui ralentit la circulation, pierre sarcophage qui ronge les corps et les âmes des fils de la guerre d’Algérie, rocher sisyphéen sans cesse à remuer, parpaing inerte de l’oubli, ce cube rouge est un Hermès : un truc rusé qui effectue le lien entre l’Histoire, les pères, les fils, les témoins, les spectateurs.

Ainsi peut circuler l’émotion du témoignage, l’impression grisante et grave d’être en communication avec l’Histoire, celle avec une grande hache, comme dit George Perec dans W ou le souvenir d’enfance.

Jean-Jacques Delfour

 

 

Vu lors du 29e Festival international de Théâtre de Rue, à Aurillac, 20-23 août 2014.

 

 

 

 

 

  

 

                                  

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17 août 2014 7 17 /08 /août /2014 19:30

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1 Watt, Festival d’Aurillac 2014 © Matthieu Dussol

 

Depuis les années quarante, la controverse sur la féminité a dessiné un champ intellectuel et politique divisé entre l’hypothèse d’une nature de la femme, largement déterminée par ses hormones et ses organes, et l’hypothèse « culturaliste » selon quoi la féminité est une construction sociale (Simone de Beauvoir, Le Deuxième sexe, jusqu’à Judith Butler, Trouble dans le genre). Beaucoup d’indices plaident en faveur de cette dernière hypothèse (entre mille autres exemples, l’existence de société dans lesquelles les femmes vont à la chasse, font la guerre, rabrouent les hommes inquiets restés à la maisonnée etc.).

Dans ce champ fortement clivé, circulent régulièrement des paroles sur l’indécision de la frontière entre homme et femme (paroles mais aussi actes : cf. les transsexuels). Le spectacle de Pierre Pilatte, Be Claude, cible un discours précis : la part féminine des hommes ; et il le tourne en dérision : du point de vue scénique, corporel, vestimentaire, philosophique.

Le personnage support de cette critique est un laveur de carreau ; métier alliant une forte proportion d’hommes et une activité « frivole » typique des femmes. En effet, la vitrine, invention américaine, est censée attraper les femmes spontanément agitées par la pulsion d’achat. La première séquence met en scène une sorte de piège narcissique (le reflet et la caresse) mis en route par un appel social : « où en es-tu, Claude, avec ta part féminine ? » La voix issue du haut-parleur produit des injonctions et des raisonnements parodiques : la société est bâtie sur des liaisons apparemment logiques mais en réalité absurdes. Cette voix donne la clef du spectacle, de manière pas trop évidente afin d’éviter l’ennui du didactique.

Si le psychisme est semblable à une boite de fromage découpé et emballé en quartiers et si la part féminine a une proportion de 30 %, il est clair qu’elle n’existe que comme un objet imaginaire, un fantasme assisté et suscité par la perversité de la cité. C’est-à-dire une marchandise amplifiant artificiellement une vague ambivalence sexuelle (vieux thème issu de la psychanalyse bourgeoise construite par Freud) ou bien, loin de la naturalisation psychanalytique, jouant plutôt sur l’aspect « performatif » de l’identité sexuelle ou genrée comme il faut dire aujourd’hui. « Performatif » c’est-à-dire construite par des gestes, des actes, des discours typiques et reposant sur l’intériorisation complète, sans bizarrerie, sans décalage, des modèles sociaux genrées.

Si l’identité de genre (« être » un homme, ou « être » une femme) est un produit culturel, alors il est aisé d’en faire une marchandise. La robe, la chaussure à talon haut, le caraco, etc., sont non seulement des symboles mais aussi des producteurs de la forme genrée. Le masculin ou le féminin sont des systèmes de signes. Le corps en transe de Claude figure cette agitation hystérique produite par la surexcitation artificielle et marchande.

Mais il n’y a pas que la vie sociale qui soit le résultat de machines à imposer des signes : le théâtre et l’art sont possibles précisément parce que la réalité sociale est déjà du signifiant. Ici, Be Claudeénonce (et dénonce donc) l’injonction discrète qui vise à assurer un contrôle social des psychismes et des corps en créant cet objet fascinant que serait la part féminine en chaque homme.

Parler de « part féminine » chez un homme, c’est le soumettre à une injonction contradictoire : demeure masculin mais sois aussi, en même temps, féminin. Ou bien : « sois et ne sois pas un homme ! » ; « sois et ne sois pas une femme ! » L’antipsychiatrie, appuyée sur les théories de la communication de l’école de Palo Alto, en particulier la communication paradoxale[1], a proposé d’établir un lien entre la « double contrainte » et certaines psychopathologies. La folie comportementale de Claude est peut-être l’effet de ces injonctions contradictoires. Lesquelles concernent aussi des qualités plus petites : l’homme doit être viril, donc un peu brutal, mais aussi, contradictoirement, capable de douceur. Bien de ces couples de contraires sont vivables. Certains sont bouleversants, voire impossibles à vivre.

Le titre indique cette ambivalence : « Be » (« sois ! ») renvoie à « bi » (bi-sexué) ; Claude est un prénom masculin et féminin. La mise en scène (de Sophie Borthwick) le montre tantôt organisateur de l’espace, tantôt soumis au contexte. Sans doute, peut-on identifier un brin de conformisme dans la dernière partie du spectacle, où Claude semble s’éclater dans l’acceptation de sa part féminine. Cependant, la voix – parodique – du haut-parleur amortit cette interprétation tout en laissant flotter l’idée d’émancipation dans la cavalcade de Claude.

Jean-Jacques Delfour

Vu lors du 29e Festival international de Théâtre de Rue, à Aurillac, 20-23 août 2014.


[1]Un message est paradoxal quand il est impossible d’y obéir sans y désobéir et inversement. Par exemple : « Soyez spontanés ! », « Soyez désobéissants ! », « Soyez autonomes ! », « Ignorez ce signal ! », etc.

 

 

 

 

                                

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17 août 2014 7 17 /08 /août /2014 19:20

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Carnage Productions, Festival d’Aurillac 2014 © Matthieu Dussol

 

Ce spectacle[1]exploite les trois caractéristiques du vide-grenier. C’est un marché d’objets oscillant entre le déchet et l’occasion. C’est aussi l’archive involontaire d’une époque. C’est enfin l’expression morcelée de vies singulières. C’est pourquoi les vide-greniers sont des scènes : spectacle de la fin de vie de marchandises, spectacle de morceau de passé collectif, spectacle d’objets symboliques personnels et en même temps anonymes.

Stéphane Filloque construit un personnage à partir de ces trois faits. Les revendeurs de vide-grenier ont la naïveté de croire que leurs semi-déchets ont quelque valeur. Leur perception en est souvent dénuée de conscience historique ; la grande Histoire ignorerait ces micro-objets pourtant produits par milliards et capables de transformer invisiblement la vie individuelle et sociale. Enfin, ils refoulent le désir de s’épancher, de raconter des micro-récits de vie sur ces objets muets. Un consensus tacite, mêlant pudeur et censure, pose un interdit de parole.

Conformément à la transgression typique de l’œuvre d’art, le personnage brise cet interdit et expose en parole ses déchets à valeur sentimentale, familiale, avoue sa confondante naïveté, montre un repliement narcissique qui confine à la bêtise, outrepasse ainsi le mutisme forcé. C’est pourquoi le public alterne des moments de gêne (il a honte de lui-même) et des éclats de rire (quand il se reconnaît mais se trouve touchant) : les gags sont efficaces, les jeux de mots drôles, certains moments sont hilarants ; le rythme est tendu et les bifurcations comiques présentent souvent le bon cocktail de prévisibilité et de surprise.

 

 

Jean-Jacques Delfour

 

Vu lors du 29e Festival international de Théâtre de Rue, à Aurillac, 20-23 août 2014, lors des "Préalables".



[1]Carnage production, 2014.

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3 août 2014 7 03 /08 /août /2014 23:13

La relative rigidité du genre du film de science-fiction provient de la stabilisation sociale des codes requise par la création d’un public captif et de la forte dépendance de ce genre de film à l’égard des impératifs idéologiques de la guerre froide ainsi qu’à l’égard de la promotion de la science comme capable de transformer la société et l’histoire. Le metteur en scène de cinéma qui veut se singulariser doit dévier les codes : assez pour paraître original et pas trop pour être lisible, tandis qu’il peut délaisser complètement le contexte politique. Le choix des moyens esthétiques, cadrage alternant forme expérimentale et documentaire, nombreuses ellipses du récit, images scandaleuses, modification des clichés (hyper-technicité, vaisseau spatial, christianisation, comme dans E.T., ou à l’opposé guerre gigantesque), sont déterminés par cette intention d’originalité. Cette dernière notion est bifide : la nouveauté implique toujours la référence à l’ancien, sans quoi elle n’est même pas perçue.

*

Les extraterrestres, en général, sont ultra-équipés, disposent de machines semblables à celles des terriens mais plus sophistiquées, montrent une indifférence totale à l’égard des êtres humains, s’efforcent de les détruire ou de les envahir, sont physiquement très repoussants mais dotés de pouvoirs mentaux ou physiques supérieurs à ceux des terriens. Le scénario est simple : guerre, triomphe des hordes d’envahisseurs le plus souvent « masculines », surgissement de quelques héros humains dont l’audace suffit à anéantir l’ennemi venu d’ailleurs, happy end (les envahisseurs sont rétamés ou bien chassés pour ménager la possibilité d’un produit filmique dérivé). Les images sont fantastiques mais à peu près compréhensibles, quelquefois étranges et indécidables. Ce fantastique est aisément produit par les prises de vue inhabituelles, les trucages, des effets sonores ou visuels, tels qu’il manque au spectateur l’une des clefs : couper et ôter une partie de l’image suffit à la rendre étrange puis la croyance que le film est fantastique verrouille le sentiment d’étrangeté.

Under the skin reprend chacun de ces traits et effectue des déviations plus ou moins marquées. Le changement principal est la dépolitisation du scénario. Au lieu d’une énième guerre, le film propose une lecture psychologique de la condition extra-terrestre en exil sur la Terre et, particulièrement, la possibilité d’une humanisation de l’extra-terrestre elle-même, ce qui est suggéré par des troubles, le renoncement à capturer des humains convertis ensuite en pâté, la contemplation fascinée du corps humain féminin, finalement la fuite, puis la vulnérabilité (le viol final suivi du meurtre ultime). Au début du film, l’extra-terrestre est indifférente, cliché typique du genre, puis vacille, sans qu’on sache pourquoi. L’anthropophagie laisse la place à une anthropologie curieuse et intriguée. Si bien que cette conversion pourrait rappeler une sorte de christianisation : l’horrible monstre est finalement touché, ému peut-être, atteint par l’humanité. Un jeune homme, réincarnation d’Elephant man, est d’ailleurs capturé puis libéré. On se souvient du caractère chrétien du film de Lynch.

Nul vaisseau spatial, nulle technologie sophistiquée, l’extra-terrestre et son acolyte amateur de moto n’ont guère de matos. Comme il se doit, le corps « réel » est hideux (une peau charbonneuse semblable à du pétrole) ; l’enveloppe humaine fictive (le corps de Scarlett Johanson) est déchirée et tombe en lambeaux (cliché des films de science-fiction gore des années 70). Celui qui tue l’alien est un pauvre type qui voulait d’abord la violer, aucunement un héros sacrificiel et courageux. Comme dans bien des films du genre, des images partielles, épurées, incompréhensibles : il faut respecter suffisamment le code, lequel admet des déviations pourvu qu’elles puissent être « artistiques ».

Où est l’originalité ? La psychologisation, certes ; l’abus de l’ellipse narrative, des plans voire des séquences sans aucune portée scénaristique et esthétiquement pauvre ; une volonté de choquer (le genre est aussi caractérisé par un culot optique : le cinéaste aura-t-il le courage de montrer des choses repoussantes ou ignobles ?). Montrer de l’abject sans vergogne est aussi typique du genre (ici, la scène avec le bébé). Pas grand-chose en somme : un film qui ressemble plutôt à un exercice d’école de cinéma.

Reste à interpréter le symptôme que constitue un film prétentieux, alourdi de longueurs stériles, sur un objet politiquement, moralement, socialement, vide. La science-fiction est depuis le début un convertisseur discret à l’idée que la science peut tout changer, sans autre limite que la résistance des corps et des faits. Elle appartient aux outils de propagande en faveur de la soumission à la domination techno-politique.

Under the skin est un pas de plus dans le masquage de cette propagande : en focalisant l’attention du spectateur sur les émois et les doutes de l’extra-terrestre, le film fait passer sciences et techniques, dans la coulisse, comme ce que nous aurions en commun avec les extra-terrestres et qui ne doit faire l’objet d’aucune interrogation. Ce film produit un leurre (qu’a-t-on à faire des atermoiements d’un alien émotif ?) qui détourne non seulement de la conscience du caractère manipulatoire et idéologique de ce cinéma mais aussi de l’interrogation sur la force des images, le poids des sciences, le choc des techniques, l’empire du pouvoir.

*

L’objection selon quoi la liberté du cinéaste comme celle du spectateur délivrerait de tout souci politique ou culturel bute sur le fait que le souci esthétique, qui privilégie la forme sur le contenu, est lui-même une attitude politique qui consiste à nier la valeur sociale, la fonction sociale, des œuvres d’art. De même que le roman a été caractérisé par la psychologisation du récit de vie d’origine confessionnelle, de même Under the skin peut être interprété comme le résultat d’un embourgeoisement du film de science-fiction ou d’extra-terrestre, dont le public cible était plutôt les classes populaires. La bourgeoisie qui se croit cultivée peut condescendre à regarder un tel film puisqu’il embrasse le point de vue bourgeois sur l’art : ne considérer que la forme, nier la réalité sociale.

Ce qui éclaire d’ailleurs le genre lui-même. La guerre avec les envahisseurs extra-terrestres a pour effet que les nations humaines oublient leurs différends et se rassemblent en vue de sauver « l’humanité » tout entière. Le genre est né dans un contexte de guerre (tout comme les OVNI dont on aura remarqué la disparition depuis deux ou trois décennies) et ces films sont en réalité des fables politiques : face à la guerre avec l’ennemi soviétique, il fallait taire les conflits de classe et se réunir afin de faire face et de faire front. Telle était la leçon codée mais assez transparente. Les différences de classe n’existent pas vraiment : tel est le message du film bourgeois, c’est-à-dire à l’esthétisme marqué. Under the skin confirme subtilement ce déni de la réalité sociale propre à l’art bourgeois ou à l’art de la classe dominante : les personnages humains capturés par l’extra-terrestre, tous ceux qu’elle croise, sont issus des classes populaires. Les classes dominantes sont absentes. Et cette absence coïncide parfaitement avec le rêve de la bourgeoisie : dominer sans être vue, régner en étant invisible.

La classe populaire est d’ailleurs peinte selon un régime d’aliénation. Elle est juste un décor pour la véritable histoire qui ne la concerne pas : les états d’âme d’une extra-terrestre qui s’humanise. De qui ou de quoi celle-ci est-elle le symbole ? Peut-être une image de la classe dominante elle-même qui, dans la réalité historique, se comporte comme une prédatrice qui dévore les fils du peuple, les exploite corps et âme, les leurre, les manipule, les anéantit. Le corps de Scarlett Johanson fonctionne ici comme le symbole de tous les leurres fabriqués par la classe dominante afin de disséminer dans la société – et donc de dissimuler – les outils dès lors discrets de sa domination. La destruction de ce corps, à la fin du film, n’est rien qu’une image qui dit : « réjouis-toi, peuple crédule et irréfléchi, devant la crémation de ce corps : en réalité, nous sommes indestructibles, notre puissance est si grande que nous te fournissons jusqu’aux moyens illusoires de t’émanciper. N’oublie pas que ce n’est rien qu’un film. Nous restons les maîtres de tes images, de tes rêves, de tes pensées ».

La coïncidence entre le regard d’entomologiste de l’extra-terrestre sur les êtres humains et la considération du peuple par la bourgeoisie confirme qu’Under the skin s’inscrit dans la colonisation de l’imaginaire collectif par la classe dominante.

Jean-Jacques Delfour

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9 juillet 2014 3 09 /07 /juillet /2014 10:37

 

Ce film associe une séduction efficace et un enseignement douteux de la résignation. Ce coktail délétère est presque invisible du fait que le personnage principal mime à la fin une sorte de révolte qui n’aboutit en réalité qu’à une aliénation plus profonde.

Séduisants sont les décors, les costumes, les gags innombrables et pour certains, vraiment hilarants. Londres dans quelques décennies diffère à peine de son état actuel. Cette ville est d’ailleurs sans identité : elle signifie toutes les villes du monde soumises aux technologies envahissantes et au capitalisme hyper-agressif, sans compter les sectes qui pulullent.

Le personnage, dont le nom évoque Qohélet, un chapitre biblique appartenant au cycle dit de la Sagesse, à certains égards fataliste, est à la fois ultraphobique et attachant, cinglé et attendrissant. Le monde est fou et celui qui en a peur passe pour plus fou encore. Renversement classique des valeurs, héroïsme caché de celui qui tente de résister à ce monde devenu dément.

Fou apparent mais obéissant. Management, un avatar de Big Brother, propose à Qohen une mission intellectuelle dont l’énoncé parodie la novlangue de 1984 : « Zéro égale 100 % » ; on devine plus ou moins qu’il est chargé de démontrer que le monde n’a pas de signification, est absurde, ce qui peut accroître le besoin de marchandise. Telle est la leçon de ce film : la science des abstractions mathématiques peut servir le capitalisme en détruisant le sentiment de la bonté naturelle de l’existence humaine et la croyance, largement partagée, que le monde ne serait pas un chaos.

Mais l’amour intervient et bouleverse la vie de Qohen. Le fait narratif qu’il s’agisse d’une prostituée convoque l’image biblique, chrétienne, de la femme de rien capable de jouer un rôle dans l’histoire. L’amour vécu avec elle est cependant non seulement irréel mais entièrement soutenu par une connexion web. Sans qu’on sache pourquoi, la prostituée tombe amoureuse et lui aussi mais trop tard : elle a pris la fuite seule.

Alors advient le moment de révolte : Qohen détruit la grande machine neuronale qui exerce la domination psychique et technique. Cette révolte demeure individuelle : aucun aspect collectif n’est envisagé. Pire : le personnage plonge dans la machine en ruine, devenue un immense vortex d’images irréelles, sous-entendu dont le contrôle central a été perdu. Il rejoint une île virtuelle où il retrouve quand même la prostituée aimée (sa voix est distinctement audible durant le passage au générique de fin). Happy end ou presque.

Le déni de la différence entre réalité et virtualité rend franchement douteux et obscur le message général du film. La révolte n’est qu’individuelle ; elle se limite à briser les caméras de surveillance, puis à casser la machine psycho-technologique ; finalement, elle se dissout dans une marre de plaisirs individuels ni réels ni irréels. Ce film enseigne la résignation : toute action collective est a priori tellement impossible que personne n’y pense, personne n’en rêve.

Depuis Brasil, le message n’a pas beaucoup changé : la lutte est vouée à l’échec. Dans Brasil, le héros sombrait dans la folie, fuite et solution individuelle. Dans Zero Theorem, la leçon est semblable. Il n’y a qu’à trouver le lieu et la manière de tirer profit du système, un profit mental ou affectif, présumé inconvertible en monnaie.

Un film séducteur et trompeur, d’autant plus irritant qu’il a l’air hostile à l’aliénation technologique et capitaliste. Si la critique sociale se limite à ce genre de récit, diffusant le reconcement et la résignation, rien n’empêche de retirer son intérêt à ce genre de propagande faussement libertaire.

Jean-Jacques Delfour

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9 juillet 2014 3 09 /07 /juillet /2014 10:36

 

Ce film prend place dans deux histoires : celle du mythe de Godzilla, né en 1954, bête gigantesque antédiluvienne qui tantôt menace, tantôt sauve l’humanité, et celle du traitement filmique du nucléaire, caractérisé ici par un mélange de (beaucoup de) minimisation et de (faible) reconnaissance de son caractère intrinsèquement catastrophique. Le récit croise les deux logiques : Godzilla est un héros qui pourchasse un couple de mutants extrêmement dangereux, secondés par des soldats courageux eux-mêmes dotés d’une gentille bombe atomique.

Comme dans le film initial, les monstres mutants, Godzilla y compris, ont été réveillés par les bombes atomiques. Celles-ci sont donc la cause d’un retour dans le passé ou bien d’une actualisation monstrueuse du passé dans le présent, en tout cas la cause du réveil d’une chose malfaisante et destructrice. C’est bien la seule responsabilité qui lui soit imputée. En effet, le nucléaire est par ailleurs présenté de manière positive.

Certains « essais » nucléaires, parmi les 2053 qui ont officiellement eu lieu, sont censés avoir eu pour but de tenter de détruire les monstres antédiluviens, sans effet probant puisque Godzilla survit. Exit la guerre nucléaire mondiale : une guerre qui a consisté à faire exploser ses bombes non pas chez l’ennemi mais chez soi ; exit l’universelle contamination par les êtres radioactifs ; exit la menace réelle d’une guerre nucléaire toujours présente ; mais en outre : exit la catastrophe radiologique produite dans une centrale nucléaire.

Le scénario part d’une catastrophe nucléaire au Japon qui évoque à l’évidence Fukushima. Mais on apprend que c’est un des mutants qui l’a provoquée. Donc, selon le récit, il y a bien eu destruction d’une centrale nucléaire. Mais, plus tard, on verra le père du héros constater qu’il n’y a aucune radioactivité et que le périmètre est interdit simplement parce que des scientifiques examinent un monstre. Donc, implicitement, selon le scénario qui n’est pas entièrement fictif, une centrale nucléaire peut être détruite sans provoquer de contamination !

Les mutants, se nourrissant de matière radioactive, attrape un sous-marin soviétique ou bien attaque l’entrepôt de Yucca Mountain. Or, dans la réalité, ce dernier, un projet pharaonique, n’existe plus : la voûte du site creusée dans la montagne s’est effondrée. En outre, le fait que les insectes préhistoriques géants se nourrissent de matière radioactive suggère une naturalisation des êtres-radioactifs. Or le plutonium et tous ses cousins sont des créations humaines, non des êtres naturels.

Enfin, les monstres font croire qu’il pourrait y avoir pire que le nucléaire : les destructions qu’ils provoquent sont extraordinaires, ils semblent capable de saccager des villes entières. Le combat final de Godzilla (un être naturel) contre les mutants détruit Los Angeles. L’on discerne une jouissance filmique de la destruction, signe de l’érotisation techno-politique de la mort, typique du nihilisme atomique.

Pourtant, le nucléaire est précisément bien pire que les mutants ou Godzilla : le nucléaire c’est une contamination de l’ensemble de la biosphère pour des centaines de milliers d’année par des êtres radioactifs dont une minuscule quantité tue ou bien génère des maladies graves. Le nucléaire c’est un arsenal militaire capable d’anéantir la planète entière. Le nucléaire c’est une technologie dénuée de maîtrise en cas de catastrophe majeure. Le nucléaire ce sont des centaines de tonnes de Plutonium radioactif pendant 240 000 ans et contre lequel nous ne disposons d’aucune technologie de protection efficace.

Godzilla et les mutants, dans cette version, tel un paravent, dissimule l’horreur incommensurable du nucléaire. Le père du héros s’écrie, au sujet des êtres mutants, qu’ils pourraient ramener l’humanité à l’âge de pierre. Mais cette prédiction est surtout valable pour le nucléaire lui-même.

Certains personnages critiquent l’arrogance de l’Homme, expression qui dilue sur l’espèce humaine tout entière une responsabilité qui est pourtant extrêmement locale : quelques chefs politiques qui financent quelques ingénieurs et scientifiques pour un projet qui attaquent toute l’humanité. Le film reprend le discours de la déresponsabilisation : le nucléaire est noyé dans l’arrogance humaine, thème biblique, qui sera punie un jour ou l’autre. Godzilla est une sorte d’envoyé : il détruit les mutants, saccage le pont de Los Angeles et une bonne partie de la ville, semblablement à une punition divine. Il sauve en détruisant. Il détruit en sauvant. On retrouve la dualité de la guerre et des bombes atomiques : il fallait assassiner des centaines de milliers de Japonais pour arrêter la guerre du Pacifique et sauver des centaines de milliers de soldats américains (c’est du moins la légende qu’a voulu accréditer le gouvernement des États-Unis, comme l’on montré Howard Zinn, en 2010, puis, tout récemment Thomas Hippler, en 2014 dans Le gouvernement du Ciel, Prairies Ordinaires). Godzilla est un être biblique, soluble dans l’idéologie à référence chrétienne qui sert de philosophie à la culture américaine.

Donc un film qui s’inscrit bien dans la propagande pro-nucléaire : l’arme atomique existe ; elle peut toujours jouer un rôle bénéfique face à une menace ; une centrale nucléaire détruite ne libère pas nécessairement de radioactivité ; la responsabilité de l’existence des technologies nucléaires est diffuse et peut être imputée à toute l’humanité, pas aux acteurs historiques, aux chefs d’État, qui l’ont imposée de force à tous les peuples de la Terre.

En réalité, l’arme nucléaire n’existe pas car une arme qui tue, irradie, contamine son usager n’est pas une arme ; dans cette exacte mesure, elle ne peut jouer aucun rôle bénéfique (la dissuasion est une fable comme je l’ai démontré ailleurs[1]) ; une centrale nucléaire détruite « libère » une radioactivité gigantesque dont la toxicité dure des centaines de milliers d’années ; les chefs d’États et les scientifiques et ingénieurs des machines atomiques portent la responsabilité de notre monde nucléarisé, contaminé, irradié, pour une durée qui ressemble à une éternité.

Jean-Jacques Delfour

 

 



[1] Cf. LA condition nucléaire, Paris, L’Échappée, p. 168-172.

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15 juin 2014 7 15 /06 /juin /2014 16:30

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25 mai 2014 7 25 /05 /mai /2014 10:24

Tabac-Rouge-2066-Richard-Haughton.-HD.jpg

Ce spectacle conjugue assez habilement des bribes narratives et beaucoup de moments chorégraphiques irréductibles à un récit cohérent. Cela produit un « effet de monde », terme par lequel on dissimule l’incapacité de déterminer un sens, tout se passant comme si le spectateur tournait le manque d’éléments narratifs, le manque de matière, en excès du spectacle. Cependant, les efforts de réduire l’insignifiance qui y règne échouent manifestement.

Le marquage de personnages stables, le recours régulier aux mêmes machines, l’alternance entre séquences narrativement identifiables (l’autorité d’un chef, la révolte d’une danseuse, une sorte de procès, un moment carcéral, etc.) et séquences purement circassiennes ou chorégraphiques, tout cela produit une apparence de cohérence appuyée aussi sur la répétition des mêmes éclairages et des mêmes sons. Le sous-titre du spectacle, « chorédrame », indique assez son caractère hybride : succession de gags, de tableaux, de numéros, de performances, comme dans un magasin ou un spot publicitaire "regardez ce qu'on sait faire!".

La mise en scène joue sur des couples de contraires : Vivaldi et des sons électroniques trash, des aspects comiques dans une ambiance sonore dure, gestuelle sadique mais drôle. Si bien que l’impression d’avoir affaire à un procédé, à un style proche du clip vidéo mais théâtral, s’impose petit à petit. Cette fragmentation du sens, qui est recouverte grâce à une certaine fluidité (le plus souvent des mouvements de machines ou du décor), dispense le metteur en scène d’avoir à assumer une position quelconque : il peut accueillir toutes les interprétations.

Le refus de poser un récit ou de déterminer un sens au profit d’une atmosphère bizarre ou supposée originale est devenu une quasi-constante des spectacles non théâtraux : plus le sens est absent, plus le renoncement à une position politique de l’art dans le monde est patent, plus le succès est au rendez-vous. En un sens, les spectacles hybrides (cirque et danse et théâtre) restent marqués par la fragmentation, laquelle est toujours récupérable, soit comme la signification d’une inquiétude, soit comme symbole d’un monde contemporain en perdition, soit comme l’expression d’un art domestiqué. L’impression de se trouver face à des stéréotypes assez anciens n’est guère effacée par la jeunesse et l’enthousiasme des danseurs et comédiens.

58.jpg

Cela donne ici quelques belles images, étranges, voire fascinantes, qui mêlent des moments chorégraphiques parfois magnifiques et des machines bricolées issues d’un atelier fantastique (avec une esthétique familière de bandes dessinées pour adolescents) mais assez sèches, voire stériles (une machine bizarre représente des heures de travail dont l’effet de surprise est limité à quelques secondes sur scène ; d’où l’impression d’essoufflement).

Un fil rouge émerge toutefois : le machinisme corporel. Les corps humains sont parfois semblables à des machines, tantôt s’en libèrent et explose de mobilité et de souplesse, jusqu’au contorsionnisme (figure valorisée d’un corps à la souplesse monstrueuse). Mais là aussi, cette continuité versant en opposition entre machine et corps humain sent le cliché : on a l’impression d’avoir vu ça mille fois.

Des personnages circulent, relativement stables dans leur gestuelle et leur fonction, au milieu d’un décor très changeant. Mais ce pari de mêler des contraires et de laisser le sens se faire et se défaire aboutit à une certaine pauvreté, et l’ennui, certes ponctuellement, finit par envahir le spectateur, surtout vers la fin, lorsqu’un certain épuisement inventif finit par apparaître.

Le public d’aujourd’hui applaudit à tout. Quelle signification reconnaître au succès présumé des spectacles de James Thiérrée, sinon que la bourgeoisie salue un spectacle distractif et adolescent, un spectacle qui ne remet rien ni personne en cause et qui proclame bien haut la passion narcissique pour l’auto-célébration d’une adolescence dépourvue de mordant, endormie, infantile, qui pousse – au mieux – des cris, une adolescence domestiquée.

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© Richard Haughton pour les trois photographies
 
 
 
 
 
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