Si la forme circulaire convoque ici un imaginaire d’égalité et de chevalerie qui s’oppose aux grandes tablées rectangulaires inégalitaires, le banquet est marqué par une signification religieuse séculaire. Repas nuptial ou béatitude céleste, symbole littéraire ou pratique festive destinée à fabriquer un événement collectif, le banquet apporte des stéréotypes de langage et de gestes capables de fournir clef en main des repères rassurants. Il est donc une forme de sociabilité pas très souple ainsi qu’une politique caractérisée par l’injonction.
Si aujourd’hui, on peut juger la forme religieuse peu active, il reste que chaque spectateur, mobilisé par les stéréotypes, arrive tout harnaché de conformismes et de résistances plus ou moins solides. La proposition du « Théâtre du voyage intérieur » s’appuie sur ces conformismes et cherche à les dépasser vers une expérience poétique.
Ainsi ce Banquet de la vie est-il un repas réel, un lieu d’enseignement et une scène psychodramatique. La combinaison de ces trois caractères opposés deux à deux rend instable le résultat.
*
Le repas réel est régulièrement signifié par des banalités où domine le conformisme. Il est le support continu sur lequel reprendre appui après chaque séquence décalée. Son régime psychique est l’hésitation entre la patience et la participation ludique, entre la bouderie et le boute-en-train, entre la gueule et la gaieté. Pour le spectacle, cette ambivalence est un problème (elle induit des résistances) et une opportunité (elle permet des basculements).
Lieu d’enseignement : bien des paroles soulignent le caractère éphémère de la vie, l’existence de la mort, la nécessité de se préoccuper d’être heureux. Ce cortège de sentences à portée morale, voire éthique, est aussi présent dans les banquets réels (indirectement, à travers les toasts en l’honneur des mariés, des convives ou de telle entité fictive reconnue, dieu, république, chef politique, etc.). Mais il prend ici une valeur accrue et n’évite qu’à peine le didactisme, lequel implique un refoulement des émotions. Il n’est pas impossible que le spectateur reçoive ces injonctions d’allure éthique, des conseils de vie en somme, comme infantilisantes et un tantinet prétentieuses. À moins de les recevoir comme une parodie.
Une scène psychodramatique. Le repas est aussi une machine à hystériser (Brecht avait exploité cet aspect dans La Noce chez les petits-bourgeois). Ici, cet aspect est construit afin d’aboutir à des moments de poésie ou des instants de grâce, c’est-à-dire des états affectifs de vive émotion à laquelle le spectacle demande de se laisser aller. Participer à ce projet n’est pas impossible : la gaieté est une émotion et le didactisme éthique donne envie de réagir (irritation ou adhésion). Mais la grâce n’est pas que de la joie et recevoir des injonctions contradictoires (apprendre, qui concentre sur un objet et être ému qui concentre sur soi) peut engendrer une fuite mentale.
Les comédiens sont visiblement préoccupés par la fluidité et le souci d’aboutir à une fin poétique, émouvante, mais vraisemblable : laisser une trace qui peut s’installer dans la série des bons moments et qui peut aussi s’en détacher et voguer au-dessus.
Finalement, ce spectacle demande des spectateurs encore capables de s’émouvoir devant des choses « simples et belles » : donc refuser le refoulement général de l’émotion qui pourrait perturber la continuité de la production marchande et l’intensité de la consommation. Mais, si l’on peut aimer ce programme ambitieux, il reste que la grâce, et l’émotion elle-même, sont des états que l’on peut tenter de susciter sans être sûr de les obtenir.
Le cynisme, le ricanement universel, la prétention d’être déjà assez grand, forment comme une cible mouvante visée par ce Banquet de la vie. Il est une incitation à réfléchir à la récupération politique de l’émotion par la classe dominante et aux contre-stratégies émotionnelles de contestation. La grâce n’est pas qu’un état singulier, artistique, magique : c’est aussi une expérience collective, puissante et appuyée sur le souffle de l’histoire. Elle est l’avènement de l’événement. On peut fomenter habilement sa survenue (il est des propagandes qui réussissent) car elle est le sentiment de vivre un événement, c’est-à-dire une transformation décisive : laquelle exige des changements réels perçus comme imprévisibles et pas simplement imaginaires.
*
Ce spectacle-ci est une proposition – parmi d’autres possibles – d’événement : la forme vitaliste, individuelle, et pourtant vécue « à plusieurs ». C’est peut-être cette contradiction qui rend instable le résultat : concevoir la grâce ou l’événement ou l’émotion (même noyau énoncé dans le langage religieux, dans celui de l’histoire ou dans le registre psychologique) comme un fait social et en même temps totalement singulier. Mais tout spectacle, qui se veut événement, toute œuvre d’art, qui rêve d’originalité, buttent sur cette tension. Seule la domination tient à ce qu’il n’y ait plus d’événement, c’est-à-dire de basculement imprévisible et décisif, sauf quand elle le décide, où et comment ; autrement dit la négation de l’événement, sa dépolitisation radicale, son écrasement dans l’événementiel c’est-à-dire la publicité, où l’on regarde, prosterné psychiquement, un événement fait par d’autres.
La suscitation de la grâce, la suggestion de l’émerveillement, prennent appui sur une conscience sourde de la mort, de la violence, de la destruction. La séquence « philosophique » ou « éthique » joue peut-être ce rôle. Mais son défaut serait alors d’être trop explicite, si bien que l’artifice devient trop visible : le charme s’éteint et n’opère pas. C’est le risque incontournable de l’émotion assistée. L’émotion n’est ni naturelle, ni sociale : sa sociabilité consiste à passer pour naturelle, c’est-à-dire d’être conditionnée socialement mais d’être vécue comme spontanée. Si bien que l’effort d’émouvoir peut tantôt aboutir, tantôt échouer, selon la variation imperceptible d’un je-ne-sais-quoi, c’est-à-dire un facteur collectif d’abord invisible.
Jean-Jacques Delfour
Vu lors du 29e Festival international de Théâtre de Rue, à Aurillac, 20-23 août 2014.