Tombeau pour un paria inconnu
Cet homme, âgé de 42 ans, chaudronnier de profession, qui, le 13 février 2013, à Nantes, s’est suicidé par le feu, à peine inhumé, retombe dans le silence qui avait traversé sa vie, l’indifférence qui avait marqué son errance dans la société française. Anonyme, sans visage, sans image : une véritable conspiration. Même sa mort est frappée d’invisibilité. Le message est simple et net : pas la peine de vous fatiguer, suicidez-vous sans faire de bruit, on en parlera quelques minutes, quelques lignes dans les pages intérieures des journaux, pas plus.
Djamel Chaar avait pourtant tenté de sortir du néant, où il survivait depuis tant d’années, en imaginant une forme spectaculaire de suicide. Il avait même prévenu les médias. Deux échecs apparents : personne n’a pu l’empêcher de se suicider (pourquoi mobiliser assez de monde pour un simple paria ?) et il n’y a eu personne pour faire une photographie ou un film. Escamotée, la mort du paria. Annulée la sorte de manifeste qu’il avait construit.
Tel est le paria. Il n’existe qu’à une seule condition : être hors champ, c’est-à-dire ne pas être. Même son élimination doit rester cachée. Il ne faut rien voir, rien savoir, rien devoir. Son suicide doit demeurer une information, une petite phrase : le nommer, montrer son visage, son pauvre corps en flamme, jamais ! Il ne faudrait pas déclencher une embarrassante compassion. « Il faut éviter la tentation de l’imitation » disent les maîtres ; traduction : il n’est pas question de considérer ces gens-là ni de laisser croire qu’ils pourraient par ce biais acquérir quelque considération que ce soit. Ils n’étaient rien, eh bien ils le resteront. Ainsi est le paria. L’étudiant Yann Palach en Tchécoslovaquie (1969), les moines tibétains protestataires en feu, Mohamed Bouazizi en Tunisie (2010), ceux-là ont le droit de brûler en public de telle sorte que cela fait événement, de telle sorte qu’une certaine visibilité a lieu ; le paria non.
Son corps en flamme fut une torche humaine qui devait éclairer sa condition : c’était son ultime effort pour sortir de l’ombre. Le paria reste un être humain, malgré tous les efforts pour le faire descendre dans les limbes. Il aspire à la lumière, d’autant plus que, sur le papier, autant de droits lui sont dévolus qu’aux autres. Pourquoi ne pas y croire, à cette belle idée d’égalité et de dignité, née jadis sous les flonflons du 18e siècle ?
L’humanité réelle est en fait divisée en deux castes : ceux qui existent en disposant de droits qu’ils peuvent effectivement faire valoir, et ceux qui ne disposent plus des moyens effectifs de faire valoir leur droit. Ces derniers glissent sur une pente qui verse dans un obscur abyme sans fond.
Ce paria dont le suicide est invisible montre la vérité du capitalisme. L’argent est plus précieux que la marchandise, la marchandise plus précieuse que le travail, le travail plus précieux que le travailleur, le travailleur à peine plus que le chômeur qui, du fait de son état, n’a presque plus le droit de vivre. La leçon de l’escamotage du suicide de l’homme en fin de droits est cynique : tout à fait en bas de l’échelle des valeurs réelles (et non celle, irréelle, des valeurs proclamées), il voisine avec le néant et ne doit pas espérer en sortir, fût-ce en se suicidant. Même le désespoir ne sert à rien : il ne doit lui rester que la résignation, c’est-à-dire l’acceptation de la domination totale.
Semblablement au soldat de la guerre moderne, le chômeur est éliminable (mais par lui-même, ce qui permet de dissoudre encore mieux la responsabilité). Être dénué de valeur propre, il ne peut survivre qu’à la condition d’accepter l’esclavage sous contrat de l’hyper-modernité. Le règne de l’insécurité aussi grande que possible vise à diffuser une domination aussi acceptée que possible. Le suicide est donc l’unique issue pour les désespérés qui ne se résignent pas à la condition de paria. Telle est la pensée des maîtres.
À part quelques arriérés çà et là, plus personne aujourd’hui ne croit à l’existence des races, encore moins à leur inégalité. Cette quasi-unanimité cache une autre stratification, aussi violente : la division entre les ayant-droit et ceux qui ne le sont pas ou ne le sont plus, le peuple invisible des fins de droit. Pire, tandis que les races semblaient des natures immuables, profondément ancrées dans un sol biologique, la nouvelle division est flottante : tantôt je suis du bon côté, tantôt plus. L’insécurité ciblée et mobile est la grande ruse du capitalisme contemporain. C’est pourquoi le retour à la raciologie et au racisme, ou encore aux figures naturalisées des nationalismes, peut rassurer en stabilisant l’inquiétante perméabilité de la frontière entre ceux qui ont le droit d’exister et ceux qui ne l’ont pas.
Écrivant ces lignes, les larmes aux yeux, j’ai conscience de tremper ma plume dans le sang des millions d’exploités terrorisés par les rapaces spéculateurs, les industriels égoïstes et les politiques qui organisent savamment leur feinte impuissance. Non, le paria n’est pas une fatalité : il est le résultat de la convergence d’une politique, d’une stratégie et d’une gestion bureaucratique qui domine un troupeau humain composé de vivants bien dotés et de morts en sursis.
Jean-Jacques Delfour
Ancien Élève de l’École Normale Supérieure de Saint-Cloud. Dernier livre paru : Petit abécédaire de haines salvatrices, Klincksieck, 2013.