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13 janvier 2015 2 13 /01 /janvier /2015 13:11

(Rédigé avant le mercredi 7 janvier)

 

On ne naît pas terroriste : on le devient. Les hommes de terreur sont issus du même système qui fabrique de l’autre côté des gagnants arrogants, riches et puissants, asociaux et jouisseurs. Ceux-ci vivent grâce à la surexploitation des êtres humains, c’est-à-dire à un nihilisme social et financier. Plus la jouissance des riches est intense et variée, plus abyssal est le gouffre de pauvreté, de résignation, de maladie, d’impuissance, dans lequel croupissent les pauvres. Les perdants radicaux sont d’anciens pauvres qui refusent cet abyme et, tout comme s’ils s’identifiaient aux riches, deviennent eux aussi des soldats du nihilisme, mais des soldats en apparence sans contrôle et sans profit. Ce sont des révoltés sans révolution.

Le pouvoir des puissants dépend de techniques de nihilité. La chose naturelle est niée par le travail, lequel est nié par la marchandise, qui à son tour est niée par l’argent ; la production spéculative financière nie le travail en lui substituant le jeu et la ruse. La maîtrise du pouvoir assure un contrôle idéalement total de la société, par la négation de l’existence civile des dominés (sous-représentation politique des groupes exploités), par la négation de la pluralité des voix dans l’espace public (journalisme de révérence) et par la négation des fins socialement utiles assignées aux technosciences (science asservie). Toutes ces techniques de pouvoir négatives sont, à la différence des techniques terroristes, discrètes, presque invisibles : les crimes sociaux et politiques des riches ne laissent guère de traces – excepté aux yeux de la sociologie.

L’hyper-capitalisme contemporain fait bien plus de morts que tous les terroristes officiels réunis. Mort par le chômage, la maladie, la pauvreté. Les perdants radicaux rejettent les statuts possibles : le raté (résigné), la victime (indemnisable), le vaincu (soumis). Ils passent à l’acte : leur violence explosive, jugée irrationnelle et scandaleuse, fait parler d’eux. Ils sortent de l’invisibilité, ils terrorisent, ils existent. Eux aussi, ils ont une petite part du gâteau social de la célébrité, un quart d’heure voire plus s’ils sont inventifs. Eux aussi, ils peuvent jouir de détruire.

Leur pratique de la violence est apparemment peu comparable à celle des riches. Ces derniers, en costume-cravate, officient dans de beaux bureaux. Leur mode opératoire est complexe, les procédures labyrinthiques, leur responsabilité impossible à assigner, les effets massifs et sans remèdes. La violence des perdants radicaux est leur propre faute, immédiate et évidente ; on convoque la psychologie afin d’amortir l’effet d’imitation et de dissimuler le renforcement des puissants qui peuvent imposer plus de police.

Mais pourtant, ils leur sont semblables sous un aspect : le culot, la transgression des règles sociales fondamentales : respect de la vie, respect de la personne. Pour accroître leurs profits, bien des industriels, bien des actionnaires, sont prêts à faire crever des travailleurs par milliers. Ou : l’accroissement du capital financier est faiblement limité par des impératifs moraux. Les perdants radicaux, eux aussi, comme les puissants, ne s’arrêtent plus aux limites morales qui contiennent la violence sociale : eux aussi veulent jouir sans entrave.

Cependant, l’aspect de sacrifice, si fréquent, introduit une forte distinction : celle du héros, courageux, bien plus aimable que les capitaines d’industrie qui capitalisent rentes et protections, et font prendre tous les risques aux autres. La relecture morale des attentats-suicides butte à peine sur le mélange contradictoire d’assassinat et de sacrifice de soi caractéristique des terroristes. Cela tient à l’ambiguïté du héros qui ne se distingue des autres tueurs que par une éthique de l’honneur qui lui prescrit de combattre à armes égales.

Le capitalisme mondialisé a su à peu près éradiquer les groupes terroristes issus des sociétés occidentales. Dès lors, s’est imposée l’attraction du terrorisme islamiste pour une raison précise. Les attentats du 11 septembre 2001 ont montré de quelle efficacité sont capables ces groupes dès lors qu’ils prennent modèle sur les techniques occidentales. L’inspiration hollywoodienne évidente dans la mise en scène des attentats est confirmée par l’usage des technologies et par la gestuelle, c’est-à-dire une communication terroriste adaptée à l’ère de l’industrie médiatique. À défaut d’efficacité dans l’assassinat de masse (on ne commet pas un 11 septembre tous les ans), il leur reste l’efficience dans l’administration mondiale de la peur. Relèvent des conséquences de leur action les mesures répressives prises par les États cibles, mais aussi l’image détestable et construite de peuples complices. Les agressions du terrorisme engendrent d’injustifiables régressions : usage de la torture, surveillance généralisée, lois liberticides mais homogènes à la domination capitaliste qui tend à être totale en paraissant libérale.

Cependant, la violence multiforme des riches, la complicité d’un gouvernement socialiste qui piétine les principes de la gauche, détruit le droit du travail et protège les spéculateurs financiers[1], la disparition systématique et programmée des solidarités, tout cela accroît la production de perdants radicaux. Il n’est pas sûr qu’ils aillent tous se faire tuer en Syrie. La guerre des riches contre les très pauvres n’est pas finie. Leur violence sidérante contribue à l’escalade de la violence. Étant donné la fragilité considérable des systèmes techniques occidentaux, en particulier énergétiques, il se pourrait bien que l’action des perdants radicaux, mieux organisés et mieux équipés, sorte de l’amateurisme actuel (quelques avions crashés et quelques dizaines de milliers de morts) pour atteindre une efficacité industrielle voire massive.

Mais l’élévation du niveau technique des terroristes (à quand l’usage des drones ?) rencontre une autre tendance lourde. Un sourd désir de guerre et de mort hante le monde d’aujourd’hui. Le terrorisme désigné, même ponctuel et très limité, dissimule l’accroissement du terrorisme caché et massif qui produit, du fait du même système social, les gagnants extrêmes et les perdants radicaux, ceux-ci étant la figure symétrique et inversée de ceux-là.

Terrorisme institutionnel en effet. La destruction de la gauche par le parti Socialiste qui est désormais un parti de droite, ami des grands patrons et des spéculateurs, est un suicide politique qui nuit aussi à la droite. Mais l’industrialisation sans retenue est elle aussi un suicide planétaire, la mondialisation des transactions est une puissante machine à détruire les économies locales, tout comme l’existence de centrales nucléaires est une autodestruction globale au long cours. Le terrorisme désigné est en réalité un fait social occidental. Il est même la vérité des sociétés industrialisées, suicidaires inconscientes d’elles-mêmes. C’est pourquoi il suscite une angoisse profonde et une haine totale, un désir d’extermination.

Finalement, les perdants radicaux, devenus terroristes, servent les intérêts des riches et des puissants, légitiment la police technique totale, justifient les répressions globales, et contribuent à répandre l’idéal psycho-technologique de la surexcitation jusqu’à l’autodestruction.

Nul ne peut nier leur courage puisqu’ils sacrifient leur vie. Mais un surcroît de courage leur est nécessaire pour retrouver l’amour de la vie, et donc abandonner une action politique vouée à l’échec parce que portée par une passion pour la mort. La politique, y compris révolutionnaire, est désir de vie. Avant de leur demander d’obéir à ce principe de fond, les démocraties occidentales devraient davantage se régler sur lui.

Jean-Jacques Delfour, ancien élève de l’École Normale Supérieure de St.-Cloud.


 

 

 


 

 

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13 décembre 2014 6 13 /12 /décembre /2014 22:17

1

L’histoire de Babar est un monument du colonialisme. Écrit par Jean de Brunhoff, ce récit inculque aux enfants deux messages distincts : l’Afrique est sauvage et a reçu la civilisation grâce aux nations européennes ; la civilisation consiste dans la production et la consommation de marchandises. Telle est l’histoire de Babar : un double monument de propagande. Babar: un barbare débarrassé de sa barbarie.

L’éléphant symbolise l’Afrique : géant, puissant, mais sauvage, sans vêtements, c’est-à-dire sans technique et sans culture. Sa couleur grise en fait un symbole transparent des Noirs. Les chasseurs qui tuent les parents de Babar ne sont rien d’autre que la vérité de la colonisation, c’est-à-dire la violence meurtrière. La France, envahissant l’Afrique, a déployé la violence coloniale, massacrant autant que nécessaire, fabriquant un véritable enfer, une exploitation sans aucun scrupule des êtres humains et des richesses.

La fuite de Babar, outre sa fonction narrative de tournant, dépeint une Afrique errante, déboussolée, sauvage. La civilisation lui advint grâce à une belle ville occidentale, qui déborde de marchandises et de grands magasins, où règnent la bienséance (personne ne s’y promène tout nu comme en Afrique), l’hygiène (le corps n’est pas laissé sans occupation), l’amour des marchandises (l’activité productive et rentable constitue le but de la vie sociale). L’accueil par la vieille dame (sans doute un symbole de la nation française, généreuse, douce, l’absolu contraire de la réalité coloniale) est le branchement d’un autre récit (familial) de nature à capturer l’attention des enfants et à mieux dissimuler l’instillation de l’idéologie colonialiste.

Cette histoire d’adoption discrète aboutit au retour de Babar, éduqué, élégant, sachant conduire une automobile, accueilli par les éléphants restés dans la savane (les Noirs autochtones) comme un roi qui s’est instruit auprès des êtres humains (les Blancs). L’enfant du pays, formé par la mère coloniale bienveillante, peut apporter ordre et savoir, palliant ainsi la sauvagerie et l’ignorance (l’ancien roi est mort d’avoir mangé un champignon toxique).

Jean de Brunhoff, issu d’un milieu petit-bourgeois, publie le premier volume en 1931, l’année de la grande Exposition coloniale, où l’on avait mis en cage les indigènes de l’empire, des zoos humains déjà anciens, pointée il y a presque deux décennies par Didier Deaninckx (dans Cannibales, 1998). Mis en musique sans état d’âme par Francis Poulenc, cette histoire colonialiste est perçue comme un simple conte pour enfant, que l’on peut illustrer musicalement, à destination d’une enfance apaisée et sans doute aisée.

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©Polo Garat Odessa

2

La mise en scène d’Agathe Mélinand est apparemment dépourvue de tout recul critique, politique ou historique. Aux enfants, dira-t-on dans un élan lui-même sans recul, on peut servir un récit de propagande qui, outre l’éloge masqué de la colonisation, diffuse l’amour des marchandises. D’où sans doute la décision de le programmer avant Noël, comme s’il n’y avait pas assez d’incitations à la pulsion d’achat, arguera-t-on, l’air courroucé. N’y a-t-il pas d’autres contes moins réactionnaires que Babar ?

En réalité, inquiète devant la progression du racisme, devant l’extension de l’idéologie d’extrême-droite, Agathe Mélinand a manifestement le projet de proposer une réflexion sur les représentations raciales cachées et aussi sur l’idolâtrie des marchandises. Une preuve en est la proximité avec Noël, grande orgie obligatoire de consommation.

Le souci de faire entendre la musique de Francis Poulenc, moins connue que le récit babaresque, a conduit au choix d’un texte bref, de quelques rares images, d’une sobriété dans les accessoires. Des éléments de puérilité, là aussi menus et discrets, signifient l’enfance : costume vert, comédien et pianiste pieds nus, décor rose bonbon (contraste doux gris/vert/rose), drôlerie légère d’Eddy Letexier au naturel comique efficace. Finalement, un moment de grâce, un moment suspendu, un allégement de la surexcitation qui règne partout ailleurs.

Il ne s’agissait donc pas seulement de faire entendre Poulenc : ce spectacle est une critique à peine voilée de la société de consommation et de son abrutissement iconique.

Jean-Jacques Delfour

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©Polo Garat Odessa

 

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11 décembre 2014 4 11 /12 /décembre /2014 11:53

La mise en scène du génocide nazi des Juifs d’Europe est toujours confrontée au même dilemme : représenter donc trahir, raconter donc imaginer[1].

La représentation simulatoire, qui s’efforce de reproduire, ne peut éviter d’inventer, de transformer, bref d’amortir : la représentation, en tant que fabriquée, construite, même réaliste, substitue des images limitées à une réalité infinie et infiniment catastrophique. Son aspect fictionnel rapproche l’objet-témoignage de l’objet-distractif, au détriment du réel qu’il s’agissait pourtant de rendre plus présent.

La représentation narrative, qui renonce aux images faites (cinéma, théâtre), n’évite jamais la production d’images psychiques bricolées à partir d’autres images, c’est-à-dire d’emprunts aux films d’archives, aux photos, aux films de fiction. Son aspect écoute de témoignage n’empêche pas l’intervention du fantasme (des images internes).

La solution proposée par Annie Zadek et Hubert Colas consiste à raréfier les images, jusqu’à une petite série dont le symbolisme est cependant transparent, et à opérer un long interrogatoire qui change d’interlocuteurs et fait rupture avec la logique des textes de témoignages.

 

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(c) Hervé Bellamy

 

L’image est une boite en verre, habitée par des miroirs, dans laquelle circulent des formes humaines, fantômes revenus du passé, survivants obsessionnels, images des victimes qui hantent non seulement les survivants mais tous ceux qui se sont laissés touchés par le scandale épouvantable du génocide. Le remplissage de cette boite par une fumée blanche, saturant lentement l’espace, figurant, dans les échappées, des panaches de cheminées, convoque les faits monstrueux des mises à mort et des disparitions des cadavres (la boite en verre pourrait être associée au hublot des chambres à gaz d’Auschwitz[2]).

Le témoignage, textuel ou en image, est la tentative de perpétuer dans la mémoire un événement passé, donc faire monument. Cette monumentalisation exige fidélité et honnêteté, c’est-à-dire la soumission à un réel posé comme référence et dont la représentation doit éviter la trahison, c’est-à-dire, finalement, l’intervention du récepteur ou du spectateur-lecteur dans le témoignage recueilli.

Annie Zadek pose immédiatement sur scène non pas le témoin du crime mais le témoin du témoignage, le fils ou la fille du survivant, la petite-fille ou le petit-fils d’une victime, ou la génération suivante qui a appris l’existence du génocide encore plus tard et qui peut n’avoir eu aucune perte dans sa famille : le cercle des témoins du témoignage s’élargit sans cesse (il se rétrécit aussi dans certains milieux).

Ce déplacement a une portée historique. La catastrophe de l’Histoire, de telle sorte que sa réalité demande des décennies pour parvenir à un peu de visibilité, tend à écraser les générations suivantes. Celles et ceux qui sont nés après 1950 sont en droit, avec la connaissance du génocide, d’exister dans leur propre historicité, c’est-à-dire d’assumer une créativité de l’histoire qui s’émancipe du poids du témoignage.

Être reconnu comme témoin du témoignage et obtenant ainsi la reconnaissance d’une position propre qui ne se réduise pas à la transmission ou à l’assurance d’avoir bien été frappé par la connaissance du témoignage. Ne plus être seulement les témoins du témoignage mais devenir les témoins de leur propre histoire, celle de la réception du témoignage et des bouleversements, troubles, interrogations, doutes, que ce dernier a suscités.

Une sobriété apparente, mais surtout une sorte de colère contenue, teinté ponctuellement d’une quasi-véhémence silencieuse, tel est le jeu, en nuance et efficace, des deux comédiens : Bénédicte Le Lamer et Thierry Raynaud, admirables.

 

Au Théâtre Garonne, jusqu'au 13 décembre.

 

Jean-Jacques Delfour

 

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(c) Hervé Bellamy



[1] Cf. mes propres contributions à ce débat sur l’imagologie de la Shoah : La pellicule maudite, dans L’Arche, juin 2000, p. 14-17. L’imagerie sotériologique de la Liste de Schindler dans La Voix du regard, n°13, automne 2000, p. 66-77. Bénie soit la belle vie à Auschwitz?, dans Trafic, n°35, automne 2000, p. 61-80. La Shoah, fait métaphysique, dans Les Temps modernes, décembre 2000/février 2001, n°611-612, p. 327-332.

[2] Sur les assassinats de masse et sur les opérations mobiles de tuerie, cf. Rawl Hilberg, La destruction des Juifs d’Europe, Paris, Fayard, 1988.

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1 décembre 2014 1 01 /12 /décembre /2014 11:06

 

Certes, techniquement parlant, la « mission » Rosetta est impressionnante. Cependant, même en fermant les yeux sur le nationalisme de cette extase, le seul enthousiasme cognitif n’est-il pas étonnant ? Prouesse admirable, exploit mémorable, performance incroyable. Il faut croire que, avec les maigres informations ramassées sur cette comète qui passait par là, on pourra enfin « progresser » dans la connaissance de l’origine de l’univers, la scène primitive cosmologique ! Loin d’être la pierre de Rosette de l’astrophysique, elle est un surtout une machine idéologique qui répand dans les esprits un hachis technoscientifique douteux.

Rosetta est d’abord une opération de communication destinée à légitimer ce type de recherche scientifique déconnectée du monde humain réel : elle nous persuade, par ces mirobolantes images, d’accepter que la technoscience puisse afficher une indifférence totale pour les êtres humains.

Cette machine farcie de détecteurs qui tourne autour d’une comète en forme de cacahuète nous dit : « je suis l’objet de jouissance autistique d’une poignée de chercheurs sourds et aveugles à la Terre et à ses innombrables urgences ; fais comme eux : détourne ton regard de la Terre et assoupis-toi, dans une narcose cosmologique ». Rosetta coûterait 1,8 milliards d’euros selon les Échos ! De même, le Grand Collisionneur de Hadrons, au coût astronomique, aboutit seulement à la jouissance intellectuelle de physiciens devant des photographies du boson de Higgs. L’intérêt social de ces découvertes est quasi nul.

Pire : l’argent et l’intelligence dépensés sont soustraits aux recherches réellement utiles. L’origine de l’univers est une question luxueuse. Il est possible de se la poser lorsque l’urgence de la survie est réglée. Or la situation mondiale est grave : dérèglement climatique, épuisement des ressources, pollutions chimiques et radioactives immenses, etc. Les budgets dont disposent l’astrophysique et la physique atomique sont sans commune mesure avec les dotations minuscules qui échoient, par exemple, à la toxicologie ou à l’épidémiologie, deux disciplines qui devraient bénéficier d’un financement massif à la mesure du nombre, de la masse et de la dangerosité des centaines de milliers de nouvelles molécules fabriquées par l’industrie depuis des décennies.

Regarder le ciel, rêver à l’origine du système solaire ou de l’univers en mobilisant des milliers de savants et des milliards d’euros est donc immoral et scandaleux. L’objection d’obscurantisme ne tient pas. Nous n’avons plus la liberté, absolument parlant, eu égard à l’urgence écologique générale, de fabriquer à notre gré des objets techniques indifférents au monde réel. Nous devons fabriquer de nouveaux objets techniques capables de remédier aux anciens, d’absorber leurs déchets, de réduire leur toxicité, de réparer les dégâts provoqués par les anciens, bref des biotechniques. Nous devons, précisément en mobilisant la puissance des technosciences, soigner la Terre, conserver la Terre, et arrêter l’obsolescence de l’homme mise en lumière par Günther Anders.

La situation actuelle des technosciences, en partie déliées de tout souci pour la vie humaine et ses conditions (une Terre pas trop malsaine), en partie asservie aux objectifs étatiques de guerre et aux exigences capitalistes de profits, ne doit plus durer.

Rosetta est le symbole de cette fuite du réel et le masque de cet abandon criminel du souci éthique pour la vie humaine. On voulait que Rosetta fût la pierre de Rosette de l’astrophysique ; elle n’est qu’un saucisson narcotique à consommer avec le sombre alcool de l’indifférence à l’égard de la Terre, « quintessence de l’homme moderne » selon Arendt.

Jean-Jacques Delfour

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30 novembre 2014 7 30 /11 /novembre /2014 23:45

Exhibit B n’est pas un zoo humain mais la représentation artistique d’un zoo humain. La différence avec les zoos humains de l’époque coloniale est simple : le racisme est devenu socialement, c’est-à-dire politiquement, juridiquement et esthétiquement, un crime. Or montrer un crime au théâtre, ce n’est pas le commettre.

L’art est une pratique de souveraineté : un artiste est en droit, en tant qu’artiste, peu importe sa couleur de peau, de représenter un zoo humain en prenant appui précisément sur l’universelle condamnation du racisme, laquelle forme un aspect majeur du contexte historique actuel.

Le sens d’une œuvre d’art ne vient pas à l’œuvre d’art ni de la décision de l’artiste seul, ni seulement des réactions des spectateurs, mais de l’ensemble historique de la société environnante qui distribue les valeurs, fixe les horizons d’attente, sélectionne les normalités autant que les scandales, et ventilent les possibilités d’actions et de réactions, définissant ainsi des marges d’interprétations et donc de discordances.

La polémique, quel qu’en soit l’objet, résulte toujours d’une discordance d’appréciation certes mais surtout de la coexistence, à une même époque, de temps historiques différents. Ici, les anti-Exhibit B agissent et parlent comme si le rejet du racisme n’avait pas atteint un niveau d’évidence tel qu’un artiste blanc pouvait proposer, avec des comédiens noirs, une installation théâtrale représentant un dispositif raciste de l’époque coloniale.

La polémique est possible en raison de l’indétermination relative de que c’est que le racisme ainsi que de la relative incertitude de ce que c’est qu’une œuvre d’art. La controverse est normale : Exhibit B suppose peut-être une universalité de l’anti-racisme plus étendue que ne le pensent d’autres spectateurs qui s’estiment fondés à y voir un véritable « zoo humain » c’est-à-dire la répétition d’un geste colonial.

Cependant, reprocher à cette installation théâtrale de refaire un zoo humain colonial est absurde : cela revient à nier ce changement culturel énorme qu’est l’effondrement de l’idéologie raciste et le recul tout de même massif des pratiques racistes.

S’il fallait interdire de montrer, fût-ce dans un champ artistique, les conditions de survie des Noirs emprisonnés dans les camps coloniaux, alors il fallait demander l’interdiction de 12 years a slave et de tous les films, pièces de théâtre, romans, récits, tableaux, qui, depuis des décennies, dénoncent la barbarie esclavagiste en la montrant. Les polémistes auraient pu attaquer Macbeth de Verdi mis en scène par le même Bret Bailey.

Du coup, cette polémique, loin de devenir une controverse apaisée sur ce qu’on entend par racisme et par œuvre d’art, ressemble à un accès de moraline. Elle semble dominée par la bonne conscience, par un souhait inavoué (mais normal) de contrôler l’art. Pire, il est possible de discerner une tentative de dissimuler l’une des armes des crimes racistes.

En effet, cette installation ne semble pas proposer au spectateur d’occuper la place d’un visiteur de zoo humain de 1900, chose impossible. Comme tout œuvre d’art, elle n’est pas la répétition d’un fait social mais la proposition d’éprouver le regard d’un anti-raciste (certes présumé) d’aujourd’hui sur ce que pouvait voir, jadis, un être humain, blanc, commun, de l’époque, tenant le plus souvent le racisme pour une évidence aussi massive que l’existence des montagnes ou la supériorité civilisationnelle de la France.

Cela suppose un spectateur affuté, résistant, capable de supporter à la fois la représentation de la violence coloniale (hallucinante) et de discerner en même temps une actualité : la cage de discrimination et de relégation existe toujours comme un fait social, malgré l’histoire. Et il y a toujours des racistes (quoiqu’ils n’aient plus le pouvoir). Mais ce n’est pas la faute de l’œuvre d’art.

Jean-Jacques Delfour

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27 novembre 2014 4 27 /11 /novembre /2014 11:58

      Vu au Théâtre Garonne le 21 nov. 2014

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© sammi landwee

La nudité chorégraphique est devenue un élément accepté de la danse contemporaine (cf note 1). Précédée par des siècles polémiques de nus en peinture et des millénaires traditionnels de nus en sculpture, la nudité en danse n’est plus un scandale social : en perdant l’indécence et l’incitation à la débauche, elle s’est affranchie du code civil et des bonnes mœurs définies par la bourgeoisie. La nudité en danse est devenue un matériau artistique, un aspect parmi d’autres d’une proposition chorégraphique globale. Mais le corps mis à nu, chez ses chorégraphes même, reste connecté aux représentations historiques.

Ici, les danseurs ont des corps parfaits ou presque : ils convoquent involontairement un modèle issu du croisement du corps de l’hygiénisme (le corps des travailleurs doit être sain c’est-à-dire productif) et celui du fascisme (le corps des sujets doit être fort c’est-à-dire militaire). D’où le règne du corps sportif : corps d’esclave ou corps marchandise. En outre, le corps hédoniste, comme corps d’amour (corps érotique) ou comme corps mercantile (corps pornographique), n’est jamais bien loin du corps chorégraphique.

C’est pourquoi une partie du travail de création consiste, sinon à déjouer, du moins à utiliser ces significations sociales et politiques flottantes. Et, d’autre part, une partie du travail du spectateur consiste, sinon à éviter, du moins à saisir que sa réception est conditionnée par la co-présence, aux horizons nubileux de son esprit-corps fasciné par le spectacle, de déterminations politiques ou idéologiques.

Le corps d’une femme, ballotée, agressée, enveloppée par de violentes vagues, des cris et de l’excitation, associe une scène manifestement sadique et un hédonisme maritime ou fluvial, convoquant à l’esprit-corps du spectateur l’irrésistible référence aux nymphes gréco-romaines, naïades et autres océanides. Cette scène, qui semble tirée de l’Odyssée, s’étire en longueur, alterne vivacité et repos, brise le tempo consommatoire de la surexcitation successive. Habitué à cet étirement temporel, il se peut que le spectateur accepte la deuxième séquence malgré l’aspect répétition de la première (mais avec un groupe de danseurs cette fois).

La troisième séquence est ambiguë. Le spectateur, debout, piétine la scène où glissent les corps magnifiques des danseurs, excitant la pulsion scopique et proposant, à l’aplomb des corps, comme une position de voyeur pas anesthésié mais presque, en tout cas de dominant. Certes, la communion esthétique est capable d’occulter les significations politiques du rapport spectateur acteur. Mais ce rapport demeure : l’acteur (danseur ou comédien) est toujours là pour le plaisir du spectateur. Cette finalité de jouissance conditionne l’expérience spectatorielle. Ici, le renversement vertical du rapport optique, habituellement horizontal, conjugué à l’aspect animal des reptations aquatiques, rehaussé par l’éclatement des bulles, symbole de jouissance, convoque le stéréotype des rêveries hédonistes archaïques : le roulement dans le ruisseau, la fange de jouissance, l’ivresse du plaisir, autant d’images de la présumée régression sexuelle.

La sexualité est un dénuement libératoire : la tentative de se déshabiller culturellement en se déshabillant matériellement, en vue de la plénitude sexuelle, fait signe vers le modèle anarchique, si l’on peut dire, de l’orgasme réel. Celui-ci est idéologiquement caché par la réputation de régression archaïque, de « petite mort », de pauvreté. Cette dissimulation est tolérée parce que chacun sait que, dans l’intimité sexuelle, radicalement anarchique (le plaisir est seul maître), il est possible de jouir dans une absolue plénitude, débarrassé de la bienséance castratrice et des bonnes mœurs qui protègent la jouissance du censeur. La séquence finale de Pindorama propose une image fantastique d’une communion charnelle légèrement désérotisée. Un primitivisme finalement appuyé sur des figures assez classiques.

Jean-Jacques Delfour

Note 1: Cf notre article "La nudité en danse", in Figure de l’artno 4, décembre 1999, p. 559-580

 

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      © sammi landwee

 

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20 novembre 2014 4 20 /11 /novembre /2014 17:58

La mort de Rémi Fraisse est le révélateur d’une violence d’État qui traduit la dictature de l’industrialisation. Tuer à la grenade offensive, une arme de guerre datant de 1914, un jeune bénévole écologiste, symbolise le rapport de l’État français à l’environnement et à tous ceux qui cherchent à le protéger. Le parallèle avec Vital Michalon, tué lors des manifestations anti-nucléaires de Creys-Malville, en 1977, est pertinent : dans les deux cas, l’État voulait imposer à n’importe quel prix un projet techno-industriel contestable ou dangereux. La mise à mort d’un défenseur de l’environnement est un message clair : l’État tient pour nuls, inexistants, tous ceux qui s’opposent à sa volonté industrialiste. Face à lui, tout résistant à l’industrialisation est un mort politique.

Or cette volonté caractérise l’histoire longue des relations de l’État avec l’environnement et la société civile. L’industrialisation imposée à n’importe quel prix (expertise partisane, droit d’exception, violence policière) est le projet le plus constant et le plus prioritaire de l’État. Depuis le milieu du 18e siècle, de la monarchie d’Ancien Régime à la République en passant par l’Empire, l’historiographie a bien montré les manœuvres et les ruses permettant l’installation d’industries très polluantes sans tenir compte des riverains ni de l’environnement qui était l’objet d’une préoccupation constante et séculaire. À l’époque moderne, chaque espace de vie est une Zone à défendre.

À la fin de l’Ancien Régime, la régulation corporative et coutumière des environnements est déstabilisée par le processus de centralisation administrative et l’utilisation des savoirs naturalistes par le gouvernement. D’où par exemple l’intervention des savants afin de disqualifier les pêcheurs opposés à la récolte intensive du varech pour l’industrie de la soude et qui détruisait les sites de frayage du poisson. Ou, en 1771, la suppression par la monarchie d’un Parlement opposé à l’installation d’une usine d’acide sulfurique. La Révolution n’a nullement entravé l’essor du capitalisme chimique.

L’administration, en autorisant les établissements classés suivant la procédure définie par le décret du 15 octobre 1810 (enquête de commodo incommodo et rapport d’expert), garantissait leur pérennité en dépit des contestations des voisins. Ces derniers se tournent vers les cours civiles afin d’obtenir des indemnités. L’environnement, objet central de la police d’Ancien Régime, souci essentiel du gouvernement des hommes et des populations, est devenu l’objet de lignes comptables, d’une métrique financière. Le décret de 1810 impose une nouvelle législation qui est une libéralisation et une marchandisation de l’environnement adaptée à l’émergence du capitalisme industriel. Les riverains sont systématiquement disqualifiés (« ils manquent de lumières »).

Les deux siècles qui viennent de passer n’ont fait que confirmer et améliorer l’impunité de l’industrialisation. L’invention de l’Enquête d’utilité publique, en 1834 puis réformée, a apporté un vernis démocratique en faisant mine d’écouter les opposants. Les régularisations administratives après-coup n’ont pas cessé, en particulier dans le cas des centrales nucléaires françaises, construites rapidement afin de créer un fait accompli que la justice administrative ne pouvait qu’enregistrer.

Ainsi, l’État méprise massivement l’environnement depuis environ deux siècles et demi. L’accélération historique des « Trente Glorieuses », la « modernisation » présumée, a donné lieu à la production industrielle d’une nourriture empoisonnée, à l’installation de centrales nucléaires qui polluent quotidiennement l’environnement à coup de radionucléides (chaque centrale dispose d’une autorisation administrative de pollution atomique ; l’exploitant étant aussi le contrôleur…) et font peser un risque colossal très minimisé pour ne pas dire dénié, ainsi qu’à d’innombrables transformations de la société par de grands chantiers.

En réalité, c’est toute la planète qui est une Zone à défendre. L’État français mène, de fait, une guerre contre l’environnement et la société civile au bénéfice de l’industrialisation et de ses actionnaires, guerre qui a démarré à la fin de l’Ancien Régime, guerre plus constante que n’importe quel autre souci. C’est cette industrialisation qui a suscité à peu près partout des possibilités de ZAD, lesquelles sont des affirmations de vie et de liberté face à la dictature morbide du pouvoir et de l’argent.

La mort de Rémi Fraisse est une grande désillusion. Nous croyions jusque-là vivre dans une démocratie, avec un État soucieux de protéger le peuple. Nous prenons conscience que cet État, depuis plus de deux siècles, détruit systématiquement l’environnement (c’est-à-dire ce dans quoi et grâce à quoi nous vivons), encourage la pollution de l’air, de l’eau, des aliments par d’innombrables poisons (dont certains ont une durée qui se compte en centaines de millénaires), et envoie la gendarmerie brutaliser et tuer ceux qui s’opposent à cette destruction programmée, volontaire, constante, à ce saccage du monde réel dans lequel nous survivons péniblement désormais.

S’il est difficile de conserver son sang-froid face au terrorisme d’État, il reste que la non-violence doit demeurer l’alpha et l’oméga de l’action. Chaque destruction de bien marchand par les manifestants est retournée contre les ZAD. L’industrialisation forcée, sans limites autres que rhétoriques, détruit certes l’environnement rural mais aussi l’environnement urbain. La désobéissance civile sans violence permet de faire apparaître, sans ambiguïté, la violence de l’État. La guerre en cours doit laisser la barbarie là où elle se tient depuis le début : du côté des institutions étatiques. Les sauveteurs des ZAD doivent se garder de toute proximité apparente avec les tueurs. Les casseurs sont des alliés objectifs de l’État répressif et industrialiste.

De leur côté, les élus ont le devoir de se réveiller et de comprendre que l’environnement n’est pas dehors, ailleurs et plus tard, mais partout, ici et maintenant. Accepter sa destruction est la grande faute politique. L’ancienneté de cette faute ne doit pas être une excuse pour continuer le crime.

Jean-Jacques Delfour

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13 novembre 2014 4 13 /11 /novembre /2014 11:17

Brett Bailey
Third World Bunfight Performing Cie

Au théâtre Garonne, 4-8 novembre 2014

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©ThirdWorldBunfight

 

Macbeth croise le mythe religieux de la punition ultime des méchants et la description nuancée de la psychologie des tyrans criminels, c’est-à-dire la résistance intérieure – rassurante –de l’être humain au crime. Macbeth en effet est loin d’être une pièce horrible ; les crimes ont lieu dans la coulisse et le tourment intime de Macbeth, tour à tour horrifié par ses crimes et fascinés par le pouvoir, s’accorde avec la punition ultime. Ainsi, Macbeth appuie l’invisibilité des victimes et moralise la représentation de l’exercice tyrannique du pouvoir.

Ces trois caractères aboutissent à une dépolitisation du théâtre. L’intervention des sorcières, la culpabilité obsessionnelle de Macbeth lui-même, la punition finale font de cette pièce un conte philosophique à la moraline. Le discours qui en souligne la férocité contribue à la fonction de leurre de cette pièce : psychologiser le tyran et le punir à la fin, c’est inévitablement lever deux fois un écran de fumée bien-pensante sur la réalité du pouvoir.

C’est sans doute pourquoi la société coloniale belge installée au Congo, perpétrant d’une main lourdement armée et cruelle, une terreur de sang et de mort, put en toute tranquillité, se permettre de jouir du Macbeth de Verdi, de l’autre main. L’opéra est fidèle au modèle shakespearien. Si bien que n’importe quelle dictature, dotée ou non d’une apparence de démocratie, peut faire jouer Macbeth sans le moindre embarras. Bien plus, l’opéra italien ou la pièce anglaise contribue à l’invisibilité des victimes et à celle de tous ceux qui tirent profit de la dictature. Le grand absent de ces représentations théâtrales, c’est précisément ceux qui s’enrichissent.

Brett Bailey politise ce théâtre dépolitisé en faisant surgir sur scène tous ceux qui ont été exclus de la visibilité sociale et historique. Les acteurs sont des victimes et des survivants qui, dans un geste résurrectionnel, montent sur scène, chantent, jouent, relèvent ainsi les millions de mort de l’esclavagisme et du colonialisme qui, silencieusement, jusqu’ici, pourrissaient dans une sorte de second meurtre.

L’esclavagisme est un triple meurtre. Meurtre ontologique de la transformation d’un être humain en marchandise et en machine exploitable à mort, meurtre physique par la répression armée, meurtre symbolique par l’effacement de la mémoire des morts et des crimes. Face à ces trois scandales, Brett Bailey mobilise des moyens esthétiques en vue d’une visibilité nouvelle.

Le principe général est le maintien de la représentation dépolitisée du tyran (Shakespeare & Verdi) et l’introduction de micro-distorsions, de déplacements et de modifications. Le premier fait constant est la négritude de tous les acteurs, ainsi que leur statut réel, historique, de réfugiés. Un écran vidéo rappelle la violence de l’exploitation capitaliste, le pillage colonial et néocolonial des ressources, la brutalité de l’indifférence de la communauté internationale. Sont montrées des photographies de cadavres, d’ailleurs pas très nombreuses (il ne faut pas rendre le spectacle insupportable mais au contraire susciter l’adhésion du public majoritairement blanc), des statuettes d’enfant massacrés. Quelques larmes signifient l’océanique souffrance des Noirs face à la violence hallucinante de l’esclavagisme colonial.

Le spectacle rencontre l’infinité de cette violence, et partant la difficulté à la représenter. L’opéra ou le théâtre implique toujours une « sublimation », c’est-à-dire une dissimulation de la réalité et sa transformation en un spectacle acceptable, recyclable en émotions tolérables et en pensées « intéressantes ». Un regard attentif peut identifier les éléments scéniques ou esthétiques qui tantôt dissimulent, tantôt transforment cette réalité terrifiante.

C’est précisément afin de faciliter le travail, interne au spectateur, de représentation des crimes coloniaux et capitalistes que la scène n’est pas envahie par des images choquantes. Toute représentation de l’horreur contient, entrelacée à l’émotion de compassion, une jouissance directe de l’horrible. D’où la modération qui peut cependant, certes, prêter le flanc au reproche de minimisation. Mais il faut tenir compte du contexte de la réception européenne et française, largement tentée par le révisionnisme historique ou, à tout le moins, par la cécité et la surdité, compréhensibles étant donné le nombre et l’implication des anciennes puissances coloniales. En outre, ce refus, à peine formulé, est facilité par le récent génocide (1994) qui fait lui aussi écran à la violence coloniale.

Il faut enfin souligner l’impeccable fluidité de la mise en scène : aucune rupture, aucune suture aléatoire, des effets de surprise parfaits, une prestation remarquable des chanteurs et musiciens. Le couple des Macbeth, joué et chanté par Nobulumko Mngxekeza et Owen Metsileng, est extraordinaire : présence physique, jeu, performance de chant.

Grâce à cette mise en scène acérée, Macbeth n’est plus ce récit rendu intemporel par l’effacement de son historicité au profit d’une sorte de naturalisation de la violence d’État. Cette pièce reçoit la capacité de symboliser l’histoire et les crimes monstrueux des États européens, libéraux chez eux, dictatoriaux dans les colonies. Elle est un événement théâtral, historique et politique.

Jean-Jacques Delfour

 

 

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© ThirdWorldBunfight

 

TOURNÉE 2014 
17 et 18 octobre / Festival Temporada Alta - Girone (Espagne)
22 et 23 octobre / Maria Matos Teatro - Lisbonne (Portugal)
30 et 31 octobre / Le Parvis - scène nationale Tarbes-Pyrénées
du 12 au 15 novembre / Le Maillon - Strasbourg
du 18 au 22 novembre / Nouveau Théâtre de Montreuil 
les 25 et 26 novembre / La Ferme du Buisson - Marne-la-Vallée
29 novembre / L’Hippodrome - Douai


 

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19 octobre 2014 7 19 /10 /octobre /2014 14:17

 

Au théâtre Garonne du 16 au 25 octobre.

Ce spectacle enchanteur combine des métamorphoses assez imprévisibles et des régularités fermes sans être implacables. Le spectateur peut s’abandonner aux délires des transformations sans crainte car il est soutenu par des points d’ordre.

La métamorphose est fascinante : elle indique une liberté d’être, l’émancipation à l’égard de ce pauvre corps à peu près identique à lui-même. Mais, tout fini et limité soit-il, c’est aussi sa stabilité, sa résistance, sa fiabilité, qui forment le support pour notre existence individuelle. D’où le caractère anxiogène de la métamorphose. Sauf ici où elle est domptée, canalisée, civilisée.

Dans Mazùt (signifiant étrange, oscillant entre le sordide pétrole et l’exotisme mystérieux), la circulation métamorphique relie humain et animal, chose et être vivant, diverses attitudes professionnelles, animal de carton et animal de chair. Le Centaure inversé, sorte de Minotaure chevalin, se présente comme un ensemble de gestes typiques, de postures et de sons. La pantomime suscite la vision de reconnaissance : la cabaléité, l’essence du cheval qui fit naguère, dans les temps très antiques, les délices des métaphysiciens, n’est peut-être pas plus qu’un ensemble typique de mouvements. Le chien de chair, qui joue parfaitement ses rôles (chien coussin, chien câlin, chien de berger), montre in vivo cette condition de tout spectacle : que les choses se montrent à nous sous quelques aspects distincts et limités, sous tel et tel angle, jamais complètement. Rien, ni les personnes, ni les corps, ni les choses ne sont entièrement données à la perception. Cet allégement ontologique (l’apparence vaut l’être) est aussi un allégement moral : le spectacle suggère qu’il n’y a pas lieu de souffrir du règne des apparences, de l’empire des approximations. L’être humain est approximatif et mouvant.

Tandis que la partie crête du spectacle est explosive, intense et instable, à peine sous la ligne de visibilité, tantôt dessus tantôt dessous, tout un corps d’objets assure la stabilité et l’ordre sur lesquels peut s’élever le chaos. Un cadre blanc bien net, une pluie géométrique, des cartes topographiques épurées, symbole même de la tentative de stopper la mouvance fascinante et interminable du réel, l’identité à soi-même du chien, rappellent que l’œuvre d’art associe toujours des forces opposées : la forme belle et la confusion pulsionnelle, l’envie d’exalter la vie et l’attrait pour la destruction, l’ancrage dans l’ici rassurant de l’existence et le désir de irrésistible de l’ailleurs.

La joie qui monte progressivement dans le spectateur tient aussi à la présence, chez les deux comédiens, acteurs, circassiens, chanteurs, acrobates, d’une puissance et d’une énergie constamment à l’œuvre, jamais débordées, résistantes, pugnaces, réglant le ballet des objets et le cycle des métamorphoses. Un combat avec les forces chaotiques immergées dans les choses insistantes et les pensées obsédantes. Un plaisir subtil, enfantin, discrètement grave.

Jean-Jacques Delfour 

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19 octobre 2014 7 19 /10 /octobre /2014 14:13

Tribune parue dans Rue89 le mardi 14 octobre, jour de l'ouverture du World Nuclear Exhibition, un salon destiné à vendre les chaudières atomiques.

 

Le carnaval communicationnel du salon du Bourget faisant la promotion de l’énergie nucléaire (« World nuclear exhibition ») ne peut éclipser, dans cette période post-Fukushima, l’effondrement moral de l’industrie nucléaire : incompétence maquillée, irresponsabilité organisée, mensonge généralisé, inhumanité de l’homo atomicus.

1. Incompétence manifeste : depuis plus de 3 ans aucune solution viable n’est mise en œuvre pour sortir du sous-sol les réacteurs atomiques en fusion de Fukushima. Les industriels nucléaires japonais, américains ou français n’ont aucune machine rodée, aucune technique appropriée capable de saisir les coriums fondus et de les neutraliser. Les ingénieurs nucléaires du monde entier n’ont rien prévu. À Fukushima, on refroidit les bâtiments-réacteurs en ruine, faisant du Pacifique un appareil annexe au système de refroidissement. Même les océans de refroidissement ne suffisent pas à contrôler les déché-ances nucléaires. Une radioactivité gigantesque continue d’être relâchée dans l’environnement sans qu’aucune solution sérieuse n’apparaisse.

Sauf sous la forme illusoire du « retour d’expérience ». Chaque catastrophe est une « opportunité épistémique », disent-ils, une occasion d’améliorer la technologie, une « chance » de progresser. Le monde est transformé en laboratoire où l’on soumet à un test ces technologies extrêmement dangereuses. Mais procéder par essai-erreur signifie aussi rendre des territoires inhabitables pendant des millénaires et condamner des populations humaines entières à vivre dans des zones contaminées et pathogènes (cancers, malformations génétiques, vies brisées par la radioactivité, « demi-vies » comme dit Michaël Ferrier).

2. Dès les années 1950, particulièrement aux États-Unis, les promoteurs de l’énergie nucléaire ont pris conscience des conséquences d’une catastrophe nucléaire et donc de ses coûts exceptionnels. Le rapport Brookhaven (dit WASH-740), publié en 1957 par l’U.S. Atomic Energy Commission a donné lieu, la même année, à la première loi limitant drastiquement la responsabilité civile des exploitants du nucléaire, le Price Anderson Act. La plupart des législations ultérieures reprendront cette irresponsabilité légale sans laquelle l’industrie nucléaire n’aurait globalement pas existé. La Convention de Paris de 1960 reconnaît que « la production et l’utilisation de l’énergie atomique comportent des risques sans commune mesure avec ceux dont le monde a l’expérience » et énonce explicitement l’irresponsabilité des exploitants.

Cette irresponsabilité quasi-totale de l’exploitant nucléaire implique que les dommages ont, pour eux, un coût quasi nul, ce qui a nécessairement un impact sur les investissements pour la sécurité. La chaîne risque-dommage-responsabilité-sécurité est rompue. Ce qui permet de comprendre en partie l’insuffisance de la sécurité et le recours à la sous-traitance accrue, absurde et très risquée. Cela explique aussi l’arrogance des nucléocrates. En réalité, l’affirmation selon laquelle un accident est très peu probable voulait dire : il est très peu probable qu’il nous coûte cher.

D’où le Plan national de réponse à un accident nucléaire majeur, publié par le ministère de la défense le 3 février 2014, qui prévoit, en cas de catastrophe nucléaire en France, un peu d’évacuation, du confinement (sans préciser combien de siècles), de la « douche au savon » (pour ôter la contamination externe), beaucoup de « résilience » et la « reconquête rapide des territoires contaminés ». Ce délaissement programmé est la traduction pratique de l’irresponsabilité juridique et politique.

Aujourd’hui, en France, en cas de catastrophe nucléaire, la responsabilité dommage de l’exploitant est limitée à 91 millions d’euros, celle de l’État, tous mécanismes confondus, à 345 millions d’euros. L’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) a récemment proposé une estimation de 430 milliards d’euros, pour un scénario d’accident nucléaire lui-même très minimisé : fusion d’un tiers d’un réacteur, dans la centrale de Dampierre, et relâchement de radioactivité pendant seulement deux heures. Avec ce scénario très optimiste, 25000 km² deviendraient inhabitables, il faudrait évacuer 2,6 millions de personnes (dont la ville d’Orléans) mais il serait « réaliste » d’en évacuer seulement 26000 et d’indemniser les autres ; 50 000 cancers. À Fukushima, ce sont trois réacteurs entiers qui ont fondu et le relâchement massif de radioactivité a duré des mois.

Cependant, même avec un scénario aussi optimiste, 430 milliards d’euros est une somme énorme dont l’exploitant EDF n’aurait à payer que 91 millions et l’État 345, soit 1000 fois moins que le coût théorique, lui-même largement minimisé. La « résilience » sera en effet à l’honneur. D’ailleurs, en Biélorussie comme au Japon, l’État s’efforce de promouvoir une responsabilisation individuelle, une gestion libérale personnelle de sa propre exposition à la radioactivité perpétuelle de l’environnement.

3. Le secret, voire le mensonge, est la conséquence normale de l’incompétence et de l’irresponsabilité. Un seul exemple. L’OMS, l’Organisation mondiale de la santé, pourtant missionnée par l’ONU en avril 1948 pour résoudre les problèmes de santé publique et contribuer à former une opinion publique éclairée, est liée à l’AIEA, l’Agence internationale de l’énergie atomique, par un accord signé le 28 mai 1959, accord qui stipule, dans son article 3, qu’il est possible « de prendre certaines mesures restrictives pour sauvegarder le caractère confidentiel de certains documents ». Cette confidentialité a conduit à la non-publication des actes de la Conférence de l’OMS à Genève sur « les conséquences de Tchernobyl et d’autres accidents radiologiques sur la santé » (20-23 novembre 1995). Les 700 participants attendent toujours la publication des actes de cette Conférence, promise pour mars 1996. Le Dr Nakajima, alors Directeur général de l’OMS, confirme en 2001, devant la TV suisse italienne, que la censure des actes est due aux liens juridiques entre l’OMS et l’AIEA. La mission officielle de l’AIEA, placée directement sous l’autorité du Conseil de sécurité de l’ONU, est « d’accélérer et d’accroître la contribution de l’énergie atomique pour la paix, la santé et la prospérité dans le monde entier ». Cette censure a favorisé la thèse officielle des 32 morts, déni massif de la réalité.

4. Le grand désir sous-jacent à l’entreprise atomique est un désir de transformation ontologique de l’être humain. Changer l’être de l’homme, le délester de sa partie biologique, de ce qui le lie profondément aux autres êtres naturels, aux fruits, aux légumes, aux plantes et aux arbres, aux autres vivants, aux vaches, aux chèvres, aux poules, aux oiseaux, aux poissons, bref à la Terre en tant que biosphère et milieu ambiant. Le projet nucléaire est un projet métaphysique : il s’agit d’anéantir l’homme archaïque, l’homme vivant, l’homme animal, au profit d’un autre homme, d’un « surhomme », dépourvu de chair et de sensibilité, ignorant le doute et la compassion, la faim et la soif, un homme sans corps, un pur esprit doté d’un corps-machine idéal invulnérable aux êtres-radioactifs (ce corps-machine existe : il est composé de toutes les machines nucléaires qui présentent, dans la réalité, d’innombrables fuites). L’homme nucléaire est l’homme tout entier raison, calcul, efficacité, rentabilité, insensibilité, puissance pure, sans finitude, sans faiblesse, sans émotion, sans vie.

Jean-Jacques Delfour, philosophe, ancien élève de l’École Normale Supérieure de St.-Cloud. Dernier livre paru : La Condition nucléaire. Réflexions sur la situation atomique de l’humanité, L’Échappée, 2014.

Sezin Topçu, historienne et sociologue des sciences, chargée de recherche au CNRS. Dernier livre paru : La France nucléaire : l’art de gouverner une technologie contestée, Seuil, 2013.

 

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